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ciennes n’ont pu mettre un frein aux tendances réalistes et radicales de la jeunesse contemporaine. Comme pour protester contre le classicisme, le matérialisme et avec lui le nihilisme révolutionnaire n’ont cessé de grandir dans les écoles, irritées par de mesquines restrictions et d’oiseuses vexations, qui atteignaient presque également les maîtres et les étudiants. C’est que pour triompher de pareils penchants, indirectement encouragés par l’ordre social et politique, il ne suffit point d’une réforme scolaire et d’un remaniement des programmes d’enseignement.

Le grossier matérialisme négatif n’est point tout le nihilisme : ce Janus a une autre face, fort différente et également russe, le mysticisme. Ces hommes si dédaigneux de toute croyance, de tout songe métaphysique ou religieux, ont, eux aussi, leurs spéculations ou leurs rêves, et ce ne sont ni les moins timides ni les mieux réglés. Au fond de ce réalisme naturaliste se retrouve une sorte d’idéalisme, avide de se donner carrière dans le champ inexploré du possible. Du sein de ce pessimisme, qui maudit l’ordre social actuel, sort un optimisme effréné qui escompte ingénument les merveilles d’un avenir utopique. En Russie, nombre de jeunes gens des deux sexes, pour qui la plus blessante des injures serait d’être appelés idéalistes et la plus grande humiliation de passer pour tels, ne craignent pas, dans les matières qui semblent s’y prêter le moins, de s’abandonner aux rêves les plus téméraires. C’est dans le domaine économique et social, dans le domaine des réalités positives que, nihiliste ou non, le Russe se permet le plus volontiers les fumées de l’utopie et la recherche de l’absolu. C’est en s’enfonçant dans les sentiers du réalisme et de l’utilitarisme qu’il retombe dans les théories et les chimères ; c’est par une sorte de cercle que, à force de s’en éloigner, il revient à l’esprit spéculatif, comme un voyageur qui, après avoir passé par les antipodes, aborderait par une autre rive au pays qu’il a quitté. La sphère, qui exige le plus de mesure et de sobriété d’esprit, est celle où le Russe (et en