Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/204

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un Karl Marx russe[1]. En dépit de toutes les admirations dont il a été l’objet, malgré l’originalité réelle de son esprit, les idées de Tchernychevski, pas plus en économie politique qu’en philosophie, n’ont rien de bien original. La forme et les détails peuvent être nouveaux et individuels, le fond des théories appartient à l’Allemagne, à l’Angleterre, à la France. Ce qui donne à l’œuvre de Tchernychevski, à son roman du moins, le plus de saveur de terroir, c’est peut-être encore l’espèce de réalisme mystique et visionnaire qui se retrouve chez maint nihiliste. Si grand du reste qu’ait été sur la jeunesse l’ascendant de Tchernychevski et de quelques autres écrivains de la même école, le nihilisme est loin d’avoir suivi servilement les leçons des maîtres qu’il glorifie, il doit plus à leurs fictions romanesques qu’à leurs déductions scientifiques[2].

Au point de vue psychologique, on pourrait dire que le nihilisme des héros de Tourguénef et de Pisemski est sorti de la réunion de deux penchants opposés du caractère russe, le penchant à l’absolu, le penchant au réalisme. C’est de cet accouplement contre nature qu’est né ce monstre antipathique, un des plus tristes enfants de l’esprit moderne. Nous trouvons encore là un exemple de cette impatience de tout frein, de cette témérité dans la spéculation qui sont fréquentes chez les Russes, mais qui, chez eux, prétendent moins que chez les Allemands à la science ou à la méthode. Au point de vue moral et politique, le nihilisme était avant tout un pessimisme à demi instinctif, à demi réfléchi, pessimisme auquel la nature et le climat ne sont pas étrangers et qu’ont fomenté l’histoire et l’ordre politique[3]. Ne voyant partout que le mal, il aspirait à tout ren-

  1. Voyez par exemple introduction d’une brochure intitulée : Lettres sans adresse, petit ouvrage inachevé de Tchernychevski, traduit en français (Liège, 1874) et donné en russe, la même année, dans la revue révolutionnaire le Vpered.
  2. Dés 1867, les éditeurs des œuvres de Tchernychevjtki (Sotchineniia Tchernychevskago, Vevey, 1868) regrettaient de voir la jeunesse s’éloigner des enseignements du maître, en ce sens qu’elle en goûtait surtout le côté négatif.
  3. Herzen (le Peuple russe et le Socialisme) écrivait déjà vers 1848, long-