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Grâce au manque de liberté et au manque d’intérêt de la vie politique intérieure, grâce aux excitations d’une presse heureuse de pouvoir impunément s’échauffer pour quelque chose, grâce enfin au vague besoin d’émotions d’un public, las du vide de l’existence quotidienne et mis en appétit par un régime de diète et de jeûne, une société sceptique et railleuse, la veille encore presque indifférente aux souffrances des Slaves du Balkan, s’éprit en quelques mois d’un ardent et irrésistible enthousiasme pour les Serbes et les Bulgares. Malgré les répugnances du souverain et des ministres, malgré la moqueuse incrédulité des salons de Pétersbourg, la Russie, remuée du haut en bas, partit peu à peu en croisade pour une grande guerre nationale à laquelle personne n’eût cru deux ou trois ans plus tôt, pour une guerre qui, en dépit des suspicions de l’Occident, fut bien moins décidée par des calculs politiques que par un besoin de mouvement et de sympathie, par une soudaine explosion de sentiments longtemps comprimés et pressés de se faire jour.

Cette mobilité, cette impressionnabilité si souvent signalées chez les Slaves, chez les Russes et les Polonais surtout, ce manque de mesure, ce manque d’équilibre, tant de fois déplorés chez leurs compatriotes par les écrivains russes eux-mêmes, ont trop de rapport avec un climat toujours excessif pour ne pas s’en ressentir et en découler, au moins en partie. Les oppositions successives des aspects de la nature semblent avoir laissé leur empreinte sur l’homme. Aussi ne saurait-on s’étonner si le Russe offre tant de contrastes, si en parlant de lui, l’on est toujours exposé à se contredire.

Chez le Grand-Russe du reste, cette variabilité est d’ordinaire atténuée par l’esprit pratique, et, chez un peuple jeune aussi bien que chez un enfant, elle se peut corriger par l’éducation, par l’âge et l’expérience. À y bien regarder, ce défaut n’est peut-être après tout que l’envers d’une qualité, elle aussi attribuable au climat non moins qu’au