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naturellement le moins guerrier, le moins belliqueux du monde. Il ne l’a jamais été, à aucune époque. Quelques conquêtes qu’il ait faites, il n’a rien des instincts d’un conquérant. Essentiellement pacifique, il ne voit dans la guerre qu’un fléau auquel il se soumet par obéissance à Dieu et au tsar.

De cette lutte contre le climat, qui l’a si bien formé à la résignation, sont venues au Grand-Russe deux qualités opposées. Comme elle lui a communiqué une singulière alliance de force et de faiblesse, de ténacité et d’élasticité, cette guerre avec la nature lui a donné un curieux mélange de rudesse et de bonhomie, d’insensibilité et de bonté. En l’endurcissant pour lui-même, l’âpreté du monde physique lui a souvent appris à s’attendrir pour autrui. Sachant ce qu’est la souffrance, il compatit à celle de son prochain, et le secourt selon la mesure de ses forces. Les sentiments de famille, la bienfaisance pour les pauvres, la pitié pour les malheureux de toute sorte, sont parmi les traits les plus accusés du caractère populaire. Contrairement à un vulgaire préjugé, le Russe, sous sa rude écorce, est le plus souvent un homme affectueux, doux, tendre même ; mais rencontre-t-il un obstacle, entre-t-il en lutte avec un adversaire, la rudesse et l’âpreté reprennent le dessus. Habitué à un combat sans trêve contre une nature inexorable, il s’est fait aux cruelles lois de la guerre et les applique comme il les subit, avec inflexibilité.

C’est dans les luttes, où l’existence même de la Russie semble en jeu, que se montre tout ce contraste. Autrement, nous l’avons vu dans la campagne de France en 1814 comme dans la guerre de Crimée, le Russe reste le plus généreux ennemi. Doux et prompt à la commisération comme homme privé, il peut, dans ses luttes nationales ou civiles, devenir impitoyable comme soldat ou comme homme public ; mais, après la victoire, il redevient souvent aussi naïvement bon qu’il s’était montré ingénument dur. Dans le pays qui a eu le triste privilège d’attirer ses