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du tsar émancipateur[1]. Autrefois de pareilles mesures n’auraient pas été vues de bon œil par l’administration, qui eût craint de laisser tarir la plus abondante des sources de revenus du trésor. L’impôt sur le vice national rapporte en effet chaque année plus de 250 millions de roubles, soit près du quart des recettes du budget, si bien qu’on a pu dire que la Russie payait ses dettes en s’enivrant. On calculait, en 1882, que l’eau-de-vie coûtait à la nation un demi-milliard de roubles par an, tandis que sa valeur réelle ne dépassait pas 50 millions, le surplus étant partagé entre les marchands et l’État. Quoiqu’il soit le premier intéressé à la vente de la vodka, le gouvernement n’a dans ces derniers temps rien épargné pour émanciper le paysan du joug de l’ivrognerie. Un des premiers actes d’Alexandre III a été de convoquer une sorte de parlement de tempérance, dont les sessions ont fort occupé la Russie et le moujik même dans l’automne de 1881[2]. Par malheur, aucune mesure législative ne saurait supprimer un mal qui tient à la fois au climat, à la grossièreté du peuple, à la monotonie de son existence et à la pauvreté de son régime.

Les tristes conditions hygiéniques du peuple réagissent sur l’état économique. La pauvreté de son régime diminue la capacité de travail du paysan, et, avec l’énergie du travail, elle lui en enlève le goût et le besoin. Accoutumé à une maigre pitance, il finit par s’en contenter ; comme l’habitant du midi, il laisse souvent sa paresse profiter de ses habitudes de frugalité.

Un tel régime, sous un tel climat, ne peut manquer d’avoir une regrettable influence sur la santé et sur la durée même de la vie. Les effets en sont visibles dans les statis-

  1. Par contre, je citerai cette réflexion d’un paysan du gouvernement de Grodno : « Le tsar a été tué, l’eau-de-vie sera moins chère ». De fait, l’année de la mort d’Alexandre II (1881), a été marquée par une augmentation dans le nombre des cabarets et dans la consommation de l’alcool.
  2. Voy. tome II, liv. III, ch, III.