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Pour y échapper il lui faudrait renoncer aux annexions des deux derniers siècles, aux conquêtes d’Alexandre Ier, de Catherine II, de Pierre le Grand même. Veut-elle affermir son autorité sur les divers peuples de ses immenses domaines, le meilleur moyen est encore de se montrer respectueuse de leur nationalité, de leur langue, de leur religion, de leur enlever tout motif de désaffection en laissant le temps, la raison, les intérêts, l’attraction naturelle d’un grand pays, les rattacher de plus en plus à l’empire. Par malheur pour elle, la Russie est privée du charme le plus puissant sur les peuples modernes, privée de l’aimant le plus capable de les lui attirer, la liberté. Or, l’on peut, je crois, lui prédire, sans prétention au rôle de prophète, qu’elle ne sera certaine de conserver toutes ses Oukraïnes européennes que le jour où elle aura eu l’art de les mettre politiquement au niveau du reste de l’Europe.

L’empereur Alexandre III semble s’être donné pour tâche de russifier la Pologne, la Lithuanie, les provinces baltiques surtout. Il a introduit successivement dans le pays baltique l’administration et la justice russes[1], substituant partout, à l’Université, à l’école, dans les municipalités, dans les tribunaux, le russe à l’allemand[2]. Hofgericht, Manngericht, Landgericht, ne sont plus qu’un souvenir. Je crains qu’avec ces gothiques institutions ne périsse le self-government qui faisait l’orgueil et la prospérité des trois provinces. Partout la russification se fait au profit de la centralisation. Là est le mal. Peut-être le gouvernement impérial eût-il eu avantage à procéder avec plus de ménagement. Dans sa politique religieuse, au moins, il eût été plus habile en étant plus libéral. Ce n’est pas en blessant la conscience de ses sujets catholiques ou protestants que la Russie gagnera leur cœur[3].



  1. L’organisation judiciaire de l’empire n’a été mise en vigueur qu’en 1890.
  2. Il y a quelques exceptions, notamment pour les tribunaux ruraux où il eût été impossible d’imposer l’usage du russe, mais l’exception est au profit des langues locales, l’esthe et le lette.
  3. Voyez tome III, livre IV, chap. iii.