Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 1, Hachette, 1890.djvu/146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

certains patriotes voudraient le lui voir renouveler, dans les provinces baltiques, aux dépens des barons allemands, au profit des paysans lettes et esthoniens[1].

À une époque où les conflits de nationalités et les jalousies de classes engendrent tant d’animosités, on comprend que de périls pour l’état social recèlerait une politique qui se plairait à envenimer, et à doubler l’une par l’autre, deux des plus graves causes d’antagonisme qui puissent séparer les habitants d’un même sol. Les difficultés intérieures de la Russie et la situation géographique des provinces exposées à de telles divisions rendraient un pareil jeu plus dangereux pour l’empire. Loin d’avoir tout intérêt à fomenter les passions des différentes races soumises à sa domination, le gouvernement russe aurait avantage à les faire vivre en paix entre elles. Après s’être érigé en protecteur des petits et des humbles, en patron des majorités longtemps asservies, le tsar pourrait être obligé de défendre à leur tour contre elles, les minorités dominantes. Rien ne serait moins profitable pour la Russie que de voir renouveler, aux dépens des Allemands, les émeutes populaires contre les juifs, ou d’assister à des jacqueries rurales contre les barons baltiques de Livonie ou les « pans » polonais de Lithuanie et de Podolie. Il importe à l’empire de ne pas laisser les rivalités de race, dégénérant en luttes de classes, fournir une prise à l’agitation révolutionnaire ou à l’ingérence de l’étranger. Le plus sûr pour un gouvernement, comme pour une dynastie, est de servir d’arbitre entre les diverses nationalités et les diverses classes sans les sacrifier les unes aux autres. Si pour la Russie, dans ses provinces frontières d’Europe, de même que sur les confins de l’Asie, la tâche est souvent difficile, cette difficulté n’est que la rançon de sa grandeur.

  1. Pour apprécier la conduite du gouvernement russe, il ne faut pas perdre de vue que tout l’empire a, lors de l’émancipation, été soumis à des lois agraires plus ou moins favorables aux anciens serfs ; les provinces Baltiques seules y ont échappé parce que l’émancipation y avait été effectuée sous Alexandre Ier, d’après d’autres principes. Voy. plus loin livre VI, ch. ii.