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LES DIEUX ONT SOIF

impossible et se refusant à braver les convenances sociales, elle envisageait au dedans d’elle-même une liaison que le secret eût rendue décente jusqu’à ce que la durée l’eût rendue respectable. Elle pensait vaincre, un jour, les scrupules d’un amant trop respectueux ; et, ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui avait demandé une heure d’entretien dans le jardin désert, près du couvent des Chartreux.

Elle le regarda d’un air de tendresse et de franchise, lui prit la main, le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement :

— Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout. Entendez-moi et soyez mon juge. Je n’ai à me reprocher aucune action vile, basse ou seulement intéressée. J’ai été faible et crédule… Ne perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles j’étais placée. Vous le savez : je n’avais plus de mère ; mon père, encore jeune, ne songeait qu’à ses amusements et ne s’occupait pas de moi. J’étais sensible ; la nature m’avait douée d’un cœur tendre et d’une âme généreuse ; et, bien qu’elle ne m’eût pas refusé un jugement ferme et sain, le sentiment alors l’emportait en moi sur la raison. Hélas ! il