Page:Anatole France - Les dieux ont soif.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.
60
LES DIEUX ONT SOIF

de plaisirs, portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de plaisirs de l’allée des Veuves, et il lui sembla qu’entre ces deux rencontres tout un âge de sa vie s’était écoulé. Il traversa la place de la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin l’immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de la Révolution prétendaient s’être tues pour jamais. Il hâta le pas dans la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d’une foule d’hommes et de femmes, qui criaient : « Vive la République ! Vive la Liberté ! » Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des mouchoirs. Précédé d’un sapeur qui faisait place au cortège, entouré d’officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de gendarmes, de hussards, s’avançait lentement, sur les têtes des citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d’une couronne de chêne, le corps enveloppé d’une vieille lévite verte à collet d’hermine. Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste, il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à punir. Sur son passage, Gamelin,