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LES DIEUX ONT SOIF

escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné du nouveau tribunal révolutionnaire. On l’apercevait confusément entre les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient entre eux que c’était probablement quelque affameur du peuple et regardaient avec indifférence. Gamelin, s’étant approché, reconnut parmi les spectateurs Desmahis, qui s’efforçait de fendre la foule et de couper le cortège. Il l’appela et lui mit la main sur l’épaule ; Desmahis tourna la tête. C’était un jeune homme beau et vigoureux. On disait naguère, à l’académie, qu’il portait la tête de Bacchus sur le corps d’Hercule. Ses amis l’appelaient « Barbaroux », à cause de sa ressemblance avec ce représentant du peuple.

— Viens, lui dit Gamelin, j’ai à te parler d’une affaire importante.

— Laisse-moi ! répondit vivement Desmahis.

Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de s’élancer :

— Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de modes, ses cheveux