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LES DIEUX ONT SOIF

fenêtre éclairait la chambre d’Élodie, fille de Jean Blaise. Le marchand d’estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de la maison.

Évariste, s’étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant l’Amour peintre, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d’autres, avant d’enfermer dans la caisse les assignats qu’elle venait de recevoir, les passait l’un après l’autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort ; cependant on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves ; les Suisses introduisaient de faux assignats par millions ; on les jetait par paquets dans les auberges ; les Anglais en débarquaient tous les jours des ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et craignait plus encore d’en passer et d’être traitée comme complice de Pitt,