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LES DIEUX ONT SOIF

— Tu le vois bien, Élodie : nous sommes précipités ; notre œuvre nous dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J’aurai bientôt vécu un siècle. Vois ce front ! Est-il d’un amant ? Aimer !…

— Évariste, tu es à moi, je te garde ; je ne te rends pas ta liberté.

Elle s’exprimait avec l’accent du sacrifice. Il le sentit ; elle le sentit elle-même.

— Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir, que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n’eus d’autre passion que le bien public ; que j’étais né sensible et tendre ? Diras-tu : « Il fit son devoir » ? Mais non ! Tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le dire. Périsse ma mémoire ! Ma gloire est dans mon cœur ; la honte m’environne. Si tu m’aimas, garde sur mon nom un éternel silence.

Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce moment dans les jambes de Gamelin.

Celui-ci l’éleva brusquement dans ses bras :

— Enfant ! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l’infâme Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon ; je suis impitoyable pour que demain tous les Français s’embrassent en versant des larmes de joie.

Il le pressa contre sa poitrine :