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LES DIEUX ONT SOIF

Elle lui dit qu’il était fou ; qu’elle l’aimait, qu’elle l’aimerait toujours. Elle fut ardente, sincère ; mais elle sentait aussi bien que lui, elle sentait mieux que lui qu’il avait raison. Et elle se débattait contre l’évidence.

Il reprit :

— Je ne me reproche rien. Ce que j’ai fait, je le ferais encore. Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors l’humanité : je n’y rentrerai jamais. Non ! la grande tâche n’est pas finie. Ah ! la clémence, le pardon !… Les traîtres pardonnent-ils ? Les conspirateurs sont-ils cléments ? Les scélérats parricides croissent sans cesse en nombre ; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes nos frontières : de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de l’innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en trouve davantage… Tu vois bien qu’il faut que je renonce à l’amour, à toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même.

Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis plus d’un jour s’effrayait de mêler, sous les baisers d’un amant tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes : elle ne répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune femme.