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LES DIEUX ONT SOIF

Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.

Mais elle :

— Il n’y a plus d’argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n’y a plus de confiance. C’est à désespérer de tout.

— Taisez-vous, ma mère, taisez-vous ! s’écria Gamelin. Qu’importent nos privations, nos souffrances d’un moment ! La Révolution fera pour les siècles le bonheur du genre humain.

La bonne dame trempa son pain dans son vin : son esprit s’éclaircit et elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur l’herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph Gamelin, coutelier de son état, l’avait demandée en mariage. Et elle conta par le menu comment les choses s’étaient passées. Sa mère lui avait dit : « Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens. » Elles eurent grand’peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite de quoi il retournait. Tout le temps qu’elle s’était tenue à la fenêtre pour voir le régicide