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LES DIEUX ONT SOIF


La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa cocarde négligée.

— Laisse donc, Évariste : ton Marat est un homme comme les autres, et qui ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce que tu dis aujourd’hui de Marat, tu l’as dit autrefois de Mirabeau, de La Fayette, de Pétion, de Brissot.

— Jamais ! s’écria Gamelin, sincèrement oublieux.

Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de faïence, deux écuelles d’étain, deux fourchettes de fer, la miche de pain bis et un pot de piquette.

Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur dîner par un petit morceau de lard. La mère, ayant mis son fricot sur son pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui avaient coûté cher.

Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait songeur et distrait.

— Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange.

Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d’un précepte religieux.