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LES DIEUX ONT SOIF

Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de l’oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au trictrac. Il n’était permis d’avoir aucun instrument de musique. Après souper, on chantait, on récitait des vers. La Pucelle de Voltaire mettait un peu de gaîté au cœur de ces malheureux, qui ne se lassaient pas d’en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la pensée affreuse plantée au milieu de leur cœur, ils essayaient parfois d’en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de s’endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les juges et l’accusateur ; d’autres, les accusés ou les témoins, d’autres le bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par l’exécution des condamnés, qu’on étendait sur un lit, le cou sous une planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres. Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne, bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné, tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant qu’il était condamné aux flammes éternelles et damné sans