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LES DIEUX ONT SOIF

bon fils. Il a toujours eu soin de moi. Quand tu m’as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que serais-je devenue sans lui ? Je serais morte de misère et de faim.

— Ne parle pas ainsi, maman : tu sais bien que nous t’aurions entourée de soins, Fortuné et moi, si tu ne t’étais pas détournée de nous, excitée par Évariste. Laisse-moi tranquille ! Il est incapable d’une bonne action ; c’est pour me rendre odieuse à tes yeux qu’il a affecté de prendre soin de toi. Lui ! t’aimer ?… Est-ce qu’il est capable d’aimer quelqu’un ? Il n’a ni cœur ni esprit. Il n’a aucun talent, aucun. Pour peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne.

Elle promena ses regards sur les toiles de l’atelier, qu’elle retrouvait telles qu’elle les avait quittées.

— La voilà, son âme ! il l’a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son Oreste, son Oreste, l’œil bête, la bouche mauvaise et qui a l’air d’un empalé, c’est lui tout entier… Enfin, maman, tu ne comprends donc rien ? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les jacobins, les patriotes, toute la séquelle d’Évariste. Ils le feront mourir. Maman, ma