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LES DIEUX ONT SOIF

Puis, le verre encore sur ses lèvres :

— Maman, sais-tu quand mon frère rentrera ? Je suis venue lui parler.

La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.

— Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au Luxembourg.

Elle donnait ce nom de « mari » à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et officier dans le régiment de Bouillé. Il l’avait aimée quand elle était ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où il avait émigré après le 10 août. C’était son amant ; mais elle trouvait plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait que la misère les avait bien mariés et que c’était un sacrement que le malheur.

Ils avaient plus d’une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables des tavernes, à Piccadilly.

Sa mère ne répondait point et la regardait d’un œil morne.

— Tu ne m’entends donc pas, maman ? Le temps presse, il faut que je voie Évariste tout de suite : lui seul peut sauver Fortuné.

— Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère.