Page:Anatole France - Les dieux ont soif.djvu/226

Cette page a été validée par deux contributeurs.
216
LES DIEUX ONT SOIF

austérités, le philosophe lui demanda, un jour :

— Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir endurer ainsi le froid et la faim ?

— Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l’exemple de la souffrance.

Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d’hermine, qui courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon des suppliantes de tous les temps.

Elle tremblait ; on entendait les battements précipités de son cœur. Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux, vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l’eût pas vue sans profit.

Elle parlait d’une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur d’être entendue des passants :

— Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié !… Ils sont dans ma chambre, rue Fromenteau. Pendant qu’ils montaient, je me suis réfugiée chez Flora, ma voisine, et j’ai sauté par