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LES DIEUX ONT SOIF

mandise en système, c’était la disette générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la marmite. Le commun des citoyens n’avait rien à se mettre sous la dent. Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en s’empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l’an II de la Liberté, vivait de châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d’avoir soupé chez Grimod de La Reynière, à l’entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine, il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu’un républicain méprise les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d’antiquités, donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.

Après le dîner, Jean Blaise, qui n’oubliait pas les affaires sérieuses, fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de l’auberge, qu’il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu porter