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LES DIEUX ONT SOIF

et sages et nous faire adorer l’Être suprême, qui les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après boire : « Ne médisons point des pécheurs : nous en vivons, prêtres indignes que nous sommes ! » Convenez, monsieur, que ce croqueur d’orémus avait de saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et gouverner les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on les voudrait être.

La Thévenin s’était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu’elle jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les débris d’un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote puce si râpée et si propre lui plaisaient.

— Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc, par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des violons… Hélas ! elles étaient plus belles, n’est-ce pas, vos