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LES DIEUX ONT SOIF

Évariste Gamelin qu’elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de le rencontrer et de se dire sa servante.

Ils n’étaient point tout à fait étrangers l’un à l’autre : ils s’étaient vus plusieurs fois dans l’atelier de David, dans une tribune de l’assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua : elle l’avait remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant.

Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le couvre-chef d’un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous tant d’apprêts : ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains. Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant d’énormes boutons d’acier, était rouge sang, et l’on ne pouvait discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l’accompagnait.

La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine généreuse, elle fit le tour de l’atelier, et, approchant de ses yeux gris son lorgnon d’or à deux branches, elle examina