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mon esprit est tout gâté par la réflexion. Et, comme il n’est point dans la nature des hommes de penser avec quelque profondeur, je confesse que mon penchant à méditer est une manie bizarre et tout à fait incommode. Elle me rend premièrement malpropre à toute entreprise ; car on n’agit jamais que sur des vues courtes et des pensées étroites. Vous seriez étonné vous-même, monsieur Rockstrong, si vous vous représentiez la pauvre simplicité des génies qui ont remué le monde. Les conquérants et les hommes d’État qui ont changé la face de la terre n’ont jamais fait réflexion sur l’essence des êtres qu’ils maniaient rudement. Ils s’enfermaient tout entiers dans la petitesse de leurs grands plans, et les plus sages n’envisageaient à la fois que très peu d’objets. Tel que vous me voyez, monsieur Rockstrong, il me serait impossible de travailler à la conquête des Indes, comme Alexandre, ni de fonder et de gouverner un empire, ni, plus généralement, de me jeter