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la satisfaction d’avoir fait ma tâche aussi bien qu’il m’était possible et d’avoir pleinement exercé les médiocres facultés que la nature m’avait données. Mes efforts ne furent pas tout à fait vains, et j’ai contribué, pour ma modeste part, à cette renaissance des travaux historiques qui restera l’honneur de ce siècle inquiet. Je serai compté certes parmi les dix ou douze qui révélèrent à la France ses antiquités littéraires. Ma publication des œuvres poétiques de Gautier de Coincy inaugura une méthode judicieuse et fit date. C’est dans le calme sévère de la vieillesse que je me décerne à moi-même ce prix mérité, et Dieu, qui voit mon âme, sait si l’orgueil ou la vanité ont la moindre part à la justice que je me rends.

Mais je suis las, mes yeux se troublent, ma main tremble et je vois mon image en ces vieillards d’Homère, que leur faiblesse écartait des combats et qui, assis sur les remparts, élevaient leurs voix comme les cigales dans la feuillée.

Ainsi allaient mes pensées quand trois jeunes gens s’assirent bruyamment dans mon voisinage. Je ne sais si chacun d’eux était venu en trois bateaux, comme le singe de La Fontaine, mais il est certain que les trois se mirent sur douze