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même. J’ai un talent de dégustation qui va peut-être au-dessus du médiocre. Mon hôte, qui s’aperçut de mes connaissances, m’estima assez pour déboucher en mon honneur certaine bouteille de Château-Margaux. Je bus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, qui vient des coteaux du Bordelais et dont on ne peut louer assez le bouquet et le feu. Cette ardente rosée se répandit dans mes veines et m’anima d’un zèle juvénile. Assis sur la terrasse, auprès de madame de Gabry, dans le crépuscule qui répandait sur les arbres du parc une mélancolie charmante et donnait aux moindres choses un air de mystère, j’eus le plaisir d’exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avec une vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez un homme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je lui dépeignis spontanément, et sans m’aider d’aucun texte ancien, la mélancolie douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nous nourrit, non seulement de pain et de vin, mais encore d’idées, de sentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son sein maternel, comme des petits enfants fatigués d’un long jour.

— Monsieur, me dit cette aimable dame, vous