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LA VIE LITTÉRAIRE.

monotonie sans fin des formes et des couleurs que déroule ce peuple falot au milieu duquel il passe en regardant ? Est-ce le rire éternel de ces jolies petites bêtes aux yeux bridés, de ces mousmés toutes semblables les unes aux autres avec leur coiffure eux longues épingles et le grand nœud de leur ceinture ? Est-ce l’inexprimable odeur de cette race jaune, le je ne sais quoi qui fait que l’âme nippone est en horreur à la nôtre ? Est-il triste parce qu’il se sent seul parmi des milliers d’êtres ou parce qu’il passe et va quitter tout ce qu’il voit, mourir à toutes ces choses ? Sans doute tout cela le trouble et l’afflige. Il s’inquiète en voyant des êtres qui sont des hommes et qui, pourtant, ne sont point ses semblables. Un ennui charmant et cruel le prend au milieu de ces signes étranges dont le sens profond lui sera à jamais caché.

En contemplant, dans le temple des « huit drapeaux », la robe semée d’oiseaux que portait, il y a dix-huit siècles, Gziné-you-Koyo, la reine guerrière, il souffre du désir de ressaisir tout le charme héroïque de cette ombre insaisissable ; il se sent malheureux de ne pouvoir embrasser ce merveilleux fantôme. Ce sont là, sans doute, des souffrances assez rares, mais il les éprouve, et les jeunes Japonaises, les mousmés ne l’ont point consolé. Il demanda, on le sait, à madame Chrysanthème des rêves qu’elle ne put lui donner. D’ailleurs, les amours d’un blanc avec ces petites bêtes jaunes, un peu femmes et un peu potiches, ne sont pas de nature à donner au cœur une paisible allégresse. Ce sont des