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bert restent debout, respectées. C’est assez pour que nous pardonnions au bon auteur les incohérences et les contradictions que révèlent abondamment ses lettres et ses entretiens familiers. Et parmi ces contradictions, il en est une qu’il faut admirer et bénir. Flaubert qui ne croyait à rien au monde et qui se demandait plus amèrement que l’Ecclésiaste : « Quel fruit revient-il à l’homme de tout l’ouvrage ? » Flaubert fut le plus laborieux des ouvriers de lettres. Il travaillait quatorze heures par jour. Perdant beaucoup de temps à s’informer et à se documenter (ce qu’il faisait très mal, car il manquait de critique et de méthode), consacrant de longs après-midi à exhaler ce que M. Henry Laujol appelle si bien « sa mélancolie rugissante », suant, soufflant, haletant, se donnant des peines infinies et courbant tout le jour sur une table sa vaste machine faite pour le grand air des bois, de la mer, des montagnes, et que l’apoplexie menaça longtemps avant de la foudroyer, il joignit, pour l’accomplissement de son œuvre, à l’entêtement d’un scribe frénétique et au zèle désintéressé des grands moines savants l’ardeur instinctive de l’abeille et de l’artiste.

Pourquoi, ne croyant à rien, n’espérant rien, ne désirant rien, se livrait-il à un si rude labeur ? Cette antinomie, du moins, il la concilia quand il fit, en pleine gloire, cet aveu douloureux : « Après tout, le travail, c’est encore le meilleur moyen d’escamoter la vie. »

Il était malheureux. Si c’était à tort et s’il était victime de ses idées fausses, il n’en éprouvait pas moins