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LA VIE LITTÉRAIRE.

Et le vieillard lui apprend qu’il a trouvé ce petit pied dans la nécropole tant de fois violée de la Thèbes aux Cent Portes.

— C’était sans doute, dit-il, le pied d’une princesse, d’un être charmant, dont la chaussure n’avait jamais altéré les formes et dont les formes étaient parfaites. Quand je le trouvai, il me sembla obtenir une faveur et faire un amoureux larcin dans la lignée des Pharaons[1].

Et il s’anime à l’odeur de la femme. Il admire avec tendresse la courbure élégante du cou-de-pied, la beauté des ongles teints de henné, comme en sont teints encore les pieds des modernes Égyptiennes. Et suivant le fil de ses souvenirs, il raconte l’histoire d’une indigène qu’il a connue à Rosette.

« Sa maison était en face de la mienne, dit-il, et comme les rues de Rosette sont étroites, nous eûmes bien vite lait connaissance. Mariée à un roumi, elle savait un peu d’italien. Elle était douce et jolie. Elle aimait son mari, mais il n’était pas assez aimable pour qu’elle ne pût aimer que lui. Il la maltraitait dans sa jalousie. J’étais le confident de ses chagrins : je la plaignais. La peste se déclara dans la ville. Ma voisine était si communicative qu’elle devait la prendre et la donner. Elle la prit en effet de son dernier amant et la donna fidèlement à son mari. Ils moururent tous trois. Je la

  1. Voyage dans la basse et la haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte, par Vivant Denon, an X, in-12, t. II, pp. 244, 245.