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LE BARON DENON.

la Comédie-Française et toutes les actrices raffolaient de lui. Elles voulurent jouer une comédie qu’il avait faite pour elles et qui n’en valait pas mieux[1]. Cependant il se tenait sans cesse sur le passage du roi.

— Que voulez-vous ? lui demanda un jour Louis XV.

— Vous voir, sire.

Le roi lui accorda rentrée des jardins. Sa fortune était faite. Il devint bientôt le maître à graver de madame de Pompadour qui s’amusait à tailler des pierres fines. Car il faut dire qu’il dessinait lui-même et gravait très joliment. Louis XV aimait l’esprit, parce qu’il en avait. Denon le charma en lui faisant des contes. Il le nomma gentilhomme de la chambre. Il lui disait à tout événement :

— Contez-nous cela, Denon.

Et comme Shéhérazade, Denon contait toujours, mais ses contes étaient d’un ton plus vif que ceux de la sultane. Et l’on enrageait de voir que, plaisant aux femmes, il plaisait aussi aux hommes. Après la mort de la marquise, il se fit envoyer à Saint-Pétersbourg, puis à Stockholm, comme attaché d’ambassade ; enfin, à Naples, où il resta, je crois, sept ans. Là il se partagea entre la diplomatie, les arts et la belle société. On peut se le figurer, jeune, d’après un portrait à l’eau-forte où il s’est représenté un crayon à la main, sous une architecture à la Piranèse. Son chapeau de feutre aux bords souples, sa large collerette, son manteau vénitien, son air souriant et rêveur lui donnent l’air de sortir d’une

  1. Le bon Père, comédie, Paris, 1769, in-12.