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LE BARON DENON.

les marbres et les bronzes antiques, les vases peints, les émaux, les médailles recueillies pendant un demi-siècle de vie errante et curieuse ; et il vivait souriant au milieu de ces nobles richesses. Aux murs de ses salons étaient suspendus quelques tableaux choisis, un beau paysage de Ruysdael, le portrait de Molière par Sébastien Bourdon, un Giotto, un fra Barlolomeo, des Guerchin, fort estimés alors. L’honnête homme qui les conservait avait beaucoup de goût et peu de préférences. Il savait jouir de tout ce qui donne quelque jouissance. À côté de ses vases grecs et de ses marbres antiques, il gardait des porcelaines de Chine et des bronzes du Japon. Il ne dédaignait même pas l’art des temps barbares. Il montrait volontiers une figure de bronze, de style carolingien, dont les yeux de pierre et les mains d’or faisaient crier d’horreur les dames à qui Canova avait enseigné toutes les suavités de la plastique. Denon s’étudiait à classer ces monuments de l’art dans un ordre philosophique et il se proposait d’en publier la description ; car, sage jusqu’au bout, il trompait l’âge en formant de nouveaux desseins. Il était trop un homme du xviiie siècle pour ne point faire dans ses riches collections la part du sentiment. Possédant un beau reliquaire du xve siècle, dépouillé sans doute pendant la Terreur, il l’avait enrichi de reliques nouvelles dont aucune ne provenait du corps d’un bienheureux. Il n’était point mystique le moins du monde et jamais homme ne fut moins fait que lui pour comprendre l’ascétisme chrétien. Les moines ne lui inspiraient que du dégoût. Il était né trop tôt pour goûter,