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SUR TALONS ROUGES

grossière du monde, prit le canal de la Giudecca. Pantalon et Arlequin, assis près de la poupe, causaient, avec animation de littérature et théâtre. Au fond, sous une capote de velours pourpre recouverte de dentelles de Venise, un domino noir et un domino blanc parlaient d’amour. Un gondolier chantait une barcarolle.

— Qu’il fait froid ici, devant le couvent des Pucelles !

— Qu’il fait doux se reposer dans le sein de Dieu !

— Qu’il fait froid en songeant à la rigide virginité qui soustrait à l’amant les belles Vénitiennes !

Avant que la gondole tournât derrière les jardins, il s’exclama, émerveillé :

— Songez au Bucentaure, au mariage de la mer !

— Oui, c’est un symbole d’amour infini… l’infini seul m’attire.

De la ville montaient des rumeurs confuses de rire et de musique. Le gondolier se tut. Le couple semblait goûter, dans une extase, sur le seuil des allégresses humaines, le charme inconnu de l’immensité qu’embrasse l’absolu.

Le domino blanc crut défaillir, étreinte par la complexité dissonante de la ville lointaine et de la plénitude sereine de l’horizon maritime.

— Lisi !

Arlequin accourut et la reçut dans ses bras.

— Lisi, c’est trop, toute cette nuit chargée de désirs !