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MALEBRANCHE, LA PHILOSOPHIE *ET LA RELIGION


l’arianismc. Il a pour lui, à partir de Duns Scot toute l'école franciscaine, la théologie salésienne, et même Suarez. Et on.pourrait revendiquer en sa laveur bien d’autres témoignages.

La doctrine qui a retenu les préférences de Malebranche est librement discutée dans l'Église, ainsi que l’observait déjà saint Bonaventure. Et si notre auteur y a adhéré pour des motifs plus philosophiques que mystiques, en ceci encore il semble couvert par l’autorité du Docteur séraphique qui a écrit de la conception qu’il préconise : Mugis consonat judicio rationis.

La conclusion très nette est que Malebranche ne doit pas être incriminé pour ses vues sur l’incarnation. Mais, comme nous l’avons insinué plus haut, il mérite d'être repris pour avoir, à certains égards, diminué le Christ dans sa fonction de rédempteur. Sans doute, il mettra très haut le rôle du réparateur. Il le mettra si haut, qu’il semblera presque se contredire lui-même en disant que le Verbe ne s’est rendu sensible et visible que pour rendre la vérité accessible aux hommes. Mais, quand il s’agit de montrer en lui la cause occasionnelle de la distribution de la grâce, il semble que c’en soit fait des grandeurs du Verbe incarné. Celui-ci apparaît surtout comme impuissant à égaler ses secours à tous les besoins des âmes prises individuellement. SainteBeuve n’a pas eu tout à fait tort de dire que, en cela, Malebranche a exalté le Père aux dépens du Fils. Et il est bien regrettable, en effet, que, après avoir élevé un si beau monument à la gloire du Médiateur universel, il ait abaissé plus que de raison le Sauveur des hommes et le divin Médecin des âmes.

La théologie de l’incarnation de Malebranche a comme un prolongement dans sa conception de l'Église. — C’est l'Église qui continue sur la terre l’oeuvre d’enseignement et de réparation du Christ. Nous lisons dans le Ve Entretien sur la métaphysique : « Les hommes ont vu de leurs yeux la Sagesse éternelle… Il ont touché de leurs mains le Verbe qui donne la vie. La Vérité intérieure a paru hors de nous… afin de nous apprendre d’une manière sensible et palpable les commandements de la loi divine… Ces grandes vérités que la foi nous enseigne sont en dépôt dans l'Église… Nous ne pouvons les apprendre que par une autorité visible émanée de la Sagesse incarnée. » On ne saurait mieux dire ni être plus catholique.

Néanmoins, pour les raisons que nous avons dites, l'œuvre du philosophe oratorien n’a pas entièrement échappé aux censures de l'Église. Un décret du 21 novembre 1689 a mis à l’Index le Traité de la nature et de la grâce. Plus tard, La recherche de la vérité, les Entretiens sur la métaphysique et le Traité de morale ont été également prohibés. Cependant, plusieurs écrits très importants de Malebranche, écrits où il développe notamment sa doctrine de l’incarnation et de l’amour de Dieu, n’ont été touchés par aucune condamnation.

V. Rapports de la. philosophie et de la religion. — On sait que Descartes avait posé le principe de la philosophie séparée. Il mettait, d’un côté, les vérités de l’ordre religieux comme relevant du seul critère de l’autorité, et, de l’autre côté, les vérités de l’ordre rationnel comme relevant du seul critère de l'évidence. Ces deux catégories de vérités ne sont pas seulement distinctes l’une de l’autre ; elles sont de plus isolées l’une de l’autre par une cloison étanche. De l’une à l’autre, il n’y a pas de passage possible. Les vérités rationnelles constituent l’unique domaine de la philosophie. Ici, la libre recherche doit s’exercer sans contrainte et aussi sans contrôle, car la tradition ne vaut pas dans les matières justiciables de

l'évidence. Inversement, le jugement humain et l’esprit critique n’ont rien à voir dans les vérités révélées. Ces dernières ne sont pas a comprendre comme des objets intelligibles, mais à accepter comme des données impénétrables. Elles ne sont pal perçues par l’esprit ; elles sont reçues par la foi. C’est l’autorité compétente qui les propose et qui en quelque sorte les impose.

Le grand, le très grand mérite du cartésien Malebranche a été de résister nettement sur ce point à l’influence de celui qu’il admirait tant et qu’il a tant loué. Il n’a jamais admis telle quelle la séparation préconisée par Descartes, bien qu’elle ne procédât pas d’un mauvais dessein contre la religion et qu’elle prétendit, au contraire, la mettre en sûreté. Il n’a pas davantage voulu d’un régime de juxtaposition où la philosophie, tout en faisant état des données de la foi, s’interdirait d’en faire usage. Et il a abouti ainsi à la conception d’une véritable synthèse des éléments empruntés à la foi et puisés dans la philosophie, synthèse dont les éléments composants jouent un rôle effectif et efficace les uns par rapport aux autres.

Nous disons qu’il a abouti à cette conception d’une intime alliance et d’une mutuelle assistance de la raison et de la foi. En effet, c’est là une question où sa pensée a évolué d’une façon notable et toujours dans le sens du progrès le plus heureux. Comme nous l’avons dit, il a, dès le début, refusé de se plier au séparatisme de Descartes. Mais il a pourtant commencé par en subir l’influence. Dans une première phase de sa vie de penseur, il se préoccupe surtout de prévenir les empiétements de la foi sur la raison et de la raison sur la foi. Il insiste alors sur le rôle de la tradition dans la religion, et sur la nécessité de l’autonomie dans la spéculation philosophique. Cependant, il ne les met pas à part l’une de l’autre par un isolement radical. Puis, à mesure qu’il avance dans sa carrière, il prend davantage conscience de l’utilité, de la convenance et même de la nécessité d’une collaboration proprement dite de la religion et de la philosophie. A ce moment, deux propositions résument l'état de sa pensée. D’une part, les dogmes révélés rendent compte de certains faits. Ils peuvent être des principes d’explication métaphysique. Il leur reconnaît donc une intelligibilité qu’on pourrait qualifier d’activé. D’autre part, sans découvrir ces mêmes dogmes comme faits donnés et sans les supprimer comme mystères, notre raison peut néanmoins s’y appliquer utilement pour les éclairer en quelque mesure. Et il admet de la sorte qu’ils ont une seconde intelligibilité, celle-ci de caractère passif. — Mais il ira plus loin encore. Le jour viendra où il proclamera que « la vraie philosophie, c’est la religion ». Par cette formule il s’apparente à Origène, à Augustin, à Bonaventure. Pour ces grands hommes, le christianisme était bel et bien notre philosophie à nous croyants. Mais ils entendaient cette communion de la raison et de la foi d’une sorte de mariage in concreto. Dans leur pensée, il y a simplement absorption de fait de toutes les vérités partielles et subordonnées dans la vérité totale et supérieure du mystère du Verbe incarné. Malebranche tend à faire prévaloir la conception d’une sorte d’unité de droit des deux ordres. Il incline, en effet, à identifier le Verbe et la Raison.

C’est précisément sur ce point que son attitude, d’ailleurs si louable, appelle sans doute des réserves et demande en tout cas des explications. Il ne naturalise pas le surnaturel : aucun doute là-dessus. Mais il n’est pas aussi certain qu’il ne lui arrive jamais de surnaturaliser le naturel. La position qu’il occupe dans cette matière si délicate est plus d’une