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    1. LUTHER##


LUTHER. CONCLUSION : ORIGINE DE SA DOCTRINE

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Mais il y a en nous certaines énergies impérieuses et inéluctables : les contrarie-t-on d’un côté, elles se font jour de l’autre. Le libre arbitre est de ce nombre. Luther a beau nous dire qu’en nous justifiant Dieu nous prend sous son aile et que dès lors il nous entraîne, aussi inéluctablement que le faisait naguère la concupiscence invincible, il n’en finit pas moins par nous représenter l’homme s’envolant librement et joyeusement vers Dieu par le sentiment. Le justifié se crée ainsi un monde nouveau, le monde « de la liberté du chrétien », suivant le titre du célèbre opuscule de Luther ; ce monde est en opposition avec la prison d’à côté, le monde de la nature, monde de la nécessité. Dans ce monde nouveau règne une douce confiance, s’épanouissant dans un sentiment de joyeuse liberté chrétienne.

Passivité et liberté selon Luther étaient jusque-là inconnues dans l’Église. Elles préludaient aux doctrines panthéistes du xixe siècle.

Dès 1515, Luther était donc hérétique. La querelle des Indulgences ne fit que lui donner l’occasion de sortir de l’Église. En cela il rentre dans une loi assez générale. Que nous enseigne la vie des hérétiques ? Ce n’est pas leur théorie de l’autorité qui est déterminante ; c’est leur conception du rapport entre le Christ et le croyant. Il en fut tout particulièrement ainsi de Luther ; chez lui, c’est une conception nouvelle de la piété qui a entraîné une conception nouvelle de l’Église. Cette conception nouvelle de la piété, c’est sa théorie de la justification par la foi sans les œuvres. J.-A. Mœhler, Sgmbolik, 9e édit, 1913, p. 328 sq., tr. Lâchât, t. ii, 1852, p. 1 sq. Voir aussi E. Vermeil, J.-A. Mœhler, 1913, p. 180.

Nominalisme, volontarisme, impulsions subconscientes, passion, sentimentalité, rejet de la direction doctrinale de l’Église, tout dans ces dispositions inclinait à faire délaisser la doctrine pour ne faire consister la religion que dans le sentiment. Mais pour en arriver là, il faudra de longues années et Tanière désespérance de ne pouvoir s’unir sur un symbole de doctrines, si raccourci fût-il. Une religion sans doctrine est con traire à la fois à la nature de l’homme et à la volonté de Dieu. A la nature de l’homme : toutes les religions ont cru à un objet religieux, placé en dehors de la sphère de l’humanité. A la volonté de Dieu : les prophètes, Jésus-Christ, les Apôtres enseignent évidemment des vérités auxquelles l’intelligence doit adhérer. « Allez, dit Jésus-Christ, enseignez toutes les nations ; baptisez-les au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. .. Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné. »

Luther ni son temps n’étaient mûrs pour une complète dissolution doctrinale. Aussi Luther, on l’a vii, garda-t-il toujours fortement la nécessité d’adhérer à une doctrine. Il en arriva à un credo où, avec de vieux matériaux tirés de l’Évangile, de saint Paul, de saint Augustin, de l’Église catholique il a formé une construction toute nouvelle, une construction luthérienne.

b) L’Allemagne et la théologie de Luther. — C’est là aussi une construction allemande, une construction particulièrement caractéristique de l’Allemand du Centre et du Nord.

L’Allemand s’élève difficilement à Vidée pure ; il aime mieux le monde des sensations. La langue allemande, disait Leibniz, surpasse les autres par la puissance d’exprimer le sensible, le concret. Dans Revue de métaphysique et de morale, 1904, p. 279. Sans être exclusivement un produit de l’Allemagne, le nominalisme y est particulièrement chez lui ; Kant et ses disciples eux-mêmes, Hegel, Fichte et Schelling, ont admis comme un axiome l’impossibilité pour la raison pure d’atteindre le vrai.

Aimant à demeurer dans le sensible, la philosophie

allemande ne veut connaître que le phénomène ; elle s’avoue incapable de pénétrer jusqu’au noumène, frlut du principe de causalité, à plus forte raison, incapable de pénétrer jusqu’à la chose en soi. Entre le phénomène et la chose en soi, elle met volontiers un abîme infranchissable. Pour elle, Dieu est pleinement incognoscible. Dans l’homme lui-même elle ose à peine pénétrer ; c’est surtout en Allemagne qu’a régné la philosophie de l’inconscient.

De même chez Luther, on l’a vii, Dieu et l’homme sont nominalistes et kantiens : ni Dieu n’est conduit par son intelligence, ni l’homme par la raison. L’Allemand aime à s’arrêter à la raison pratique. Mais cette raison pratique elle-même, où prcndra-t-elle sa règle de conduite ? Kant répond : Dans un impératif catégorique. Encore faut-il savoir qui le lui fournira. Chez Kant, ce sera l’idée chrétiennedu devoir, passée à l’état atavique. Mais cet atavisme chrétien disparu, l’homme pourra trouver d’autres sources d’impératiis catégoriques : son individualisme, ses impulsions et passions. A ces impératifs, le protestant allemand obéira avec une sorte d’illuminisme automatique, tout étonné et choqué qu’on ose lui demander la valeur de ces règles de conduite. Elles lui viennent des profondeurs de l’insconscient, et cette raison lui suffit. Dans ces impératifs, l’impulsion occupera la première place. Aussi, au travers de toute la philosophie allemande court la tendance à la négation de la liberté. Aussi encore, l’Allemagne est-elle la terre classique du panthéisme. Deux grandes branches de la race indo-européenne, les Indiens et les Germains, ont une égale tendance vers cette orgueilleuse divinisation de l’homme. Dès le Moyen Age, c’est pour ses tendances au panthéisme que Rome condamna maître Eckhart.

Individualisme, impulsion et passion, voilà aussi les grands impératifs de la théologie de Luther.

Individualisme. Ce n’est pas avant tout l’hommage à rendre à Dieu que nous enseigne cette théologie ; c’est l’avantage de l’homme, sa justification ; et une justification d’un profit très terre à terre et immédiat : une justification coexistant en nous avec le péché.

Impulsion et passion. Le Dieu de Luther a beau, suivant le thème du nominalisme, avoir une volonté que l’intelligence ne dirige pas, il n’en est pas moins dirigé, mais par une sorte de destin qui le domine et le pousse à agir. Ce sera encore moins par l’idée que le chrétien sera dirigé, ce sera par l’impulsion et le sentiment. Et nos impulsions et nos sentiments, d’où viendront-ils ? De notre subconscience.

Sans doute, le chrétien aura encore une règle de foi, la Bible. Mais la Bible, qui lui en fera reconnaître le caractère divin ? L’impulsion. Qui lui en donnera l’interprétation ? L’impulsion.

L’Allemagne est la terre du panthéisme. De même, dans la philosophie et la théologie de Luther, y a-t-il mainte issue pour conduire à la divinisation de l’homme. Par sa raison, l’homme ne connaît pas Dieu, ni ne se connaît lui-même, mais il sent Dieu en lui. y agissant irrésistiblement, ne lui laissant aucune spontanéité. Dès lors, qu’est-ce que l’homme peut bien être en dehors de Dieu ? La philosophie et la théologie de Luther ont eu leur épanouissement naturel dans le panthéisme subjectiviste du xixe siècle.

Ni guidé ni refréné, ni desséché par la raison pure, mû par l’impulsion subconsciente, l’Allemand se retourne volontiers vers lui-même, vers le fond de son âme ; il est porté à la rêverie. La sentimentalité allemande est faite de notes très diverses. A l’est de l’Elbe, elle reflétera vite une certaine dureté ; mais ailleurs, elle témoignera souvent d’une douceur native : en tout cas, elle aura souvent une réelle profondeur. Eckhart, le grand penseur mystique, était de la Thuringe. Tauler, peut-être le plus grand des mystiques