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LUTHER. CONCLUSION : OBJET DE SA DOCTRINE


loppement intellectuel de l’Europe, il a tout mis entre les mains des princes : sciences profanes et sciences sacrées, État et religion, nature et surnature. Sans contrepoids ni horizon, ces princes vont devenir de plus en plus des tyranneaux vicieux et bornés. Suivant le mot célèbre de l’un d’eux, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume, « il n’y aura pas à raisonner ».

Comme le remarque finement le protestant Henri Bœhmer, les vues de Luther sur l’État sont même fort . simplistes : « elles vont jusqu’à retarder sur celles de Thomas d’Aquin. Dans les villes italiennes du xine siècle, Thomas avait eu sous les yeux des organismes beaucoup plus développés que Luther avec les principautés allemandes au début du xvie siècle. Et Aristote avait suggéré à Thomas une foule de vues auxquelles Luther ne s’est jamais initié. » H. Bœhmer, Luther…, 2e édit., 1910, p. 164.

Devant cette autorité du prince allemand, devant 1’ « autorité », comme Luther aime à l’appeler d’un mot simpliste, il n’a su que se courber avec une vénération mêlée de stupeur.

Le luthérien aura donc deux maîtres : Dieu et son prince. Tous deux, le Maître du Ciel et celui de la terre, seront omnipotents et capricieux. Ils auront leurs décrets avoués ; mais ils en auront aussi de cachés, d’inavoués, qui pourront contredire les autres. Selon ses fantaisies, le.Maître du Ciel fait le vrai et le faux, le juste et l’injuste. Le maître de la terre ne saurait mieux faire que de l’imiter ; selon ses fantaisies, il fera la révélation et il la défera. Pratiquement supérieur à Jésus-Christ, il sera le suprême révélateur, le suprême médiateur entre Dieu et son peuple.

Une si profonde transformation du christianisme ne pouvait rester sans influence. Aussi, depuis la fin du xvi c siècle, l’âme allemande, elle aussi, s’est-elle profondément transformée. Les caractères du luthéranisme se sont incrustés en elle : mépris du droit naturel, envahissement du moi, séparation profonde entre le chrétien et le citoyen. Au lieu du droit, d’une morale sociale, il a placé l’adoration de l’État. Un peuple d’allures indépendantes en est arrivé à être le plus dévoué serviteur de l’État, le suprême apologiste de l’omnipotence de l’État. Il en est arrivé à l’axiome : Étal égale Puissance ; Puissance égale Droit. "Et, pour couronner le tout, c’est, fruit de la foi justifiante et de la certitude du salut, c’est un illuminisme débordant d’orgueil, un illuminisme s’épanouissant dans la conviction enthousiaste d’être le peuple élu, appelé à se mettre à la tête de l’humanité, pour la rendre à la fois esclave… et heureuse 1

Conclusion. — Objet et origine de la doctrine de Luther. — 1° Objet de la doctrine de Luther : réduction et déformation de la doctrine traditionnelle. — L’objet de la doctrine do Luther, c’est toujours avant tout, comme dans le papisme. Dieu et Jésus-Christ, et ce qu’ils nous ont révélé. Mais si l’on compare cette doctrine à la doctrine catholique, elle en apparaît comme une réduction et une déformation.

1. Une ré, ludion. — Réduction dans le dogme. Luther a gardé l’ensemble du dogme catholique, mais il en a enlevé tout ce qui se groupe autour de la valeur de l’activité humaine et de l’origine divine de l’Église. Réduction dans le culte et les sacrements ; l’office du dimanche Ml une réduction de la messe ; les sacrements sont ramenés à deux, le baptême et la cène. Réduction ou mieux déjà bouleversement dans les rapports religieux de l’homme avec ses semblables ; ’le COlle< tiveel lOCiale, la religion devient, du moins en théorie, purement individuelle. Réduction dans la morale ; de la morale individuelle, il fait disparaître les pratiques d’ascétisme ; dans la morale sociale, il introduit le divorce, le mariage des ministres de la religion.

2. Une déformation.

a)Déformation dansledogmeet dans le culte. — Pour Luther, il y a le Dieu caché et le Dieu révélé, Dieu en lui-même et Dieu pour nous. C’est le nominalisme qui lui a légué cette distinction. Dans sa théologie, elle va produire une frondaison monstrueuse. Dieu caché, Dieu en lui-même : c’est le Dieu de la raison. Il est incognoscible et effrayant. Notre raison orgueilleuse a beau vouloir s’élever jusqu’à la majesté divine, elle n’y trouve que « colère et damnation ». W., t. xxviii. p. 117, 32 (29 août 1528). « Dieu caché dans sa majesté ne déplore la mort ni ne la fait disparaître ; mais il opère indifféremment la vie, la mort et tout en toutes choses. » W., t. xviii. p. 685, 21 (1525). Dieu caché, c’est Dieu « dans sa puissance, sa sagesse, sa majesté, incompréhensible » ; c’est le Dieu de la prédestination et du serf arbitre. Ce Dieu « jette dans un horrible désespoir ». « Je le sais par expérience, » dit Luther. A la prédestination, en particulier, il est difficile de penser « sans une colère secrète contre Dieu ». Erl., t. lxiii, p. 134 (1522) ; W., t. xl a, p. 77, 78 (1535). « Nos moines sont une triste race, sans expérience des choses de Dieu. Avec leurs spéculations ils prétendent monter au ciel et disserter sur Dieu considéré en lui-même. Le peuple d’Israël ne s’égarait pas dans ces spéculations. Sous peine de mort, nous devons tous fuir ce Dieu en lui-même. La nature humaine et Dieu en lui-même, sans Jésus-Christ, ce sont là des ennemis sauvages. » W., t. xl b, p. 329, 20 (1532-1538).

Nous n’avons pas à scruter la nature de Dieu, mais uniquement à connaître sa volonté. Toutefois cette volonté elle-même, comment la connaîtrons-nous ? Car elle ne souffre aucune barrière, aucune restriction ; Dieu peut faire absolument tout ce qu’il veut ; pour lui il n’y a ni absurdité, ni injustice. Il nous est impossible de savoir pourquoi il veut et comment il veut. W., t. xviii, p. 685, 712 (1525).

Par certains côtés, ce Dieu rappelle le Dieu panthéiste de Schleiermacher : chez lui, tout s’opère mécaniquement, irrésistiblement ; on se demande, s’il est personnel et conscient. Par d’autres, il rappelle davantage encore le. Dieu volontariste de Duns Scot et de Guillaume d’Occam : il n’est que volonté cl action.

Mais ce Dieu en soi est du domaine des aristotéliciens ; ce n’est pas à lui que la foi s’adresse. Le Dieu de la foi, c’est le Dieu présenté à l’âme par la révélation du Saint-Esprit ; c’est Dieu manifesté en Jésus-Christ. i A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. iii, 4e édit., 1910, p. 836. Il importe de distinguer entre la volonté secrète et redoutable du Dieu cache, eiitn les secrets infiniment adorables réservés uniquement à sa majesté, et la volonté de Dieu exposée, révélée, offerte par lui, objet de notre culte à nous, sa volonté telle que nous la présente’ésus incarne et crucifié. W., t. xviii, ]>. 684, 35 ; 685, 3 ; 689 (1525).

Luther n’aime pas davantage a considérer J( Christ en lui-même dans l’union de ses deux natures en une seule personne, à contempler ces deux principes d’activité terminés par un seul centre d’imputabilité.

i Les sophistes, dit-il. (c’est à dire les BCOlastiques), ont dépeint le Christ, en lui-même, comme quoi il est Dieu

et homme ; ils comptent ses bras et ses jambes, et ils mélangent merveilleusement ses deux natures. Ce n’est là qu’une connaissance sophistique du Christ Jésus. Car s : le ( Jirisl est appelé Christ.ce n’est pas parce qu’il a deux natures : qu’est-ce que cela me fait a moi ! S’il j.<o le ce nom grandiose, c’est a cause de la fonction et

île in u re qu’il a assumée oilà ce qui lui donne son nom. Que, par nature, il suit i Heu et homme, vol] qu’il est pour lui : mais que, par sa fonction, il se tourne vers moi, qu’il répande sm mol son amour, qu’il suit mon Rédempteur et mon Sauveur, voilé qui est pou r