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    1. LUTHER##


LUTHER. LA SOCIÉTÉ TEMPORELLE

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pardon, en même temps que tout enflammé de convoitise, de vengeance et de cruauté. Et cette juxtaposition ne lui créera pas la moindre gêne. Pourquoi ? Parce que, suivant les expressions de Luther, cet homme porte en lui deux hommes : le chrétien et le citoyen. Il a deux âmes : l’âme éthérée du chrétien, l’âme farouche du citoyen allemand. Dans son âme, dans l’âme de ses compatriotes, Luther a trouvé ces tendances en germe. Par ses écrits, par son influence de chef de religion, il les a singulièrement accentuées : il leur a donné une valeur sacrée !

d) Produit de son pays, les idées de Luther sur notre activité sociale le sont aussi de son époque. Elles ont de curieux points de contact avec celles de Machiavel. Comme Machiavel, Luther voit dans la société une ménagerie, une caverne de brigands. L’homme est mauvais et inguérissable : c’est l’idée qui est au fond de leurs spéculations à tous les deux. Sans songer à guérir sa perversité, ils cherchent un moyen de le gouverner. Mais, avec son sens latin de la décence, Machiavel se borne à présenter ses vues comme une habile théorie de gouvernement. Luther ne pouvait * contenter de ce rôle trop modeste : de l’idée d’une corruption radicale de l’homme déchu, il commença donc par tirer une théorie religieuse sur nos relations avec Dieu ; il nous justifia par la foi sans les œuvres. Et pour apporter cet enseignement au monde, il se sentit une mission spéciale de l’Esprit-Saint.

e) Enfin, les idées de Luther sur le pouvoir temporel viennent d’impressions de jeunesse. Occam n’avait pas été seulement le grand maître du nominalisme, il avait été aussi le moine révolté contre Rome, le théologien de Louis de Bavière ; de lui, Luther dut apprendre à séparer profondément l’État et la Religion, la Terre et le Ciel. Comme étudiant, il avait commencé à s’adonner au droit profane, avec la pensée de servir l’État ; puis il était entré dans le cloître, se disant qu’autrement il ne pourrait faire son salut ; entre le service de l’État et celui de l’Église, ce n’était pas un degré différent de vie chrétienne qu’il avait vii, c’était une opposition.

Ainsi préoccupé, il montrera ici encore son effrayante disposition à ne lire d’un texte que ce qui lui plaira. Saint Augustin avait dit : « La justice mise à l’écart, que sont les empires sinon de grandes sociétés de brigandage ? » De civitate Dei, IV, iv. En 1515, Luther écrira : « Saint Augustin l’a dit fort justement : « Que sont les grands empires sinon de grandes sociétés de brigandage ? » Ficker, 1. 1, p. 22, 1. 27 ; de même, t. ii, p. 30. Ainsi, dans ces empires, il n’y a plus même la possibilité de la justice ; on ne saurait y trouver que la violence et la fourberie.

Nominalisme, augustinisme, individualisme, tendances de l’Allemagne et de l’époque, autres idées et influences encore, venues de points différents de l’horizon, dispositions personnelles enfin, tout cela a donc poussé Luther à creuser un abîme entre le chrétien et le citoyen.

Les suites de la théorie.

Par cette disjonction,

Luther a favorisé le retour à la barbarie, et il a préparé la déification de l’État.

Il a favorisé le retour à la barbarie. Qu’on se rappelle le mot de Taine, si juste et si souvent cité : « Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que les ailes du christianisme défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent ; l’homme se retrouve voluptueux et dur. » Revue des Deux Mondes, 1 er juin 1892, p. 493. S’il en est ainsi de l’homme en général, que faudra-t-il dire d’un peuple robuste, énergique, aux appétits violents ? La doctrine de Luther à la main, les gouvernants, les citoyens de la Saxe et de la Prusse pourront joyeusement revenir à leur dureté première.

On connaît le passage d’Henri Heine : Le christianisme a adouci, jusqu’à un certain point, la brutale ardeur batailleuse des Germains ; mais il n’a pu la détruire. Quand la croix, ce talisman qui l’enchaîne, viendra à se briser, alors débordera de nouveau la férocité des anciens combattants. Alors, — et ce jour, hélas, viendra, — les vieilles divinités guerrières se lèveront de leurs tombeaux fabuleux, essuieront de leurs yeux la poussière séculaire ; Thor se dressera avec son marteau gigantesque et démolira les cathédrales gothiques. » Henri Heine, De l’Allemagne, 3e partie, De Kant jusqu’à Hegel, 1878, p. 181.

Mais ce que Heine ne dit pas, c’est que ce joug de l’Évangile, c’est Luther lui-même qui a travaillé à en débarrasser l’Allemagne ; le dieu Thor, c’est le restaurateur de l’Évangile qui a contribué à le tirer de son long sommeil ! Dans sa « régression à l’état sauvage », Bergson, Acad. des Se. morales et politiques, 8 août 1914, l’Allemand a marché d’un pas d’autant plus léger qu’il se sentait excusé, innocenté, exhorté par son Réformateur religieux.

Luther a préparé la déification de l’État. Veut-on se tracer le portrait du fonctionnaire luthérien ? Que l’on médite ces lignes de Luther : « Tu es prince, juge, maître ou maîtresse de maison, tu as des gens sous toi et tu veux savoir ce que tu as à faire. Ce n’est pas le Christ que tu as à interroger, mais le droit impérial ou celui de ton pays. C’est là que tu verras la conduite à tenir envers tes subordonnés, la protection que tu auras à leur donner. C’est de là que tu tireras la puissance et le droit soit de les défendre, soit de les punir, là que tu apprendras l’étendue de ton pouvoir, de ta fonction, de ta délégation. En tout cela, ce n’est pas un chrétien que tu seras, mais un sujet de l’empereur. » W., t. xxxii, p. 391, 4 (1532). Le contexte achève de montrer que c’est bien une opposition entre la vie chrétienne et la vie publique qu’ici Luther veut établir et légitimer.

Comme barrière aux caprices de l’État, il resterait, il est vrai, la révélation de Jésus-Christ. Mais suspendue en l’air, sans aucun appui venant de la raison ou d’une Église, se confondant finalement avec les impulsions intérieures, cette révélation elle aussi en arrivera vite à n’être d’aucune gène pour l’État. Quand elle aura fini de s’évaporer pour s’évanouir dans un vague sentiment du divin, Hegel pourra paraître : en fidèle disciple de Luther, dont il se recommandera hautement, il pourra déclarer que l’Idée, l’Absolu s’est réalisé dans l’État luthérien par excellence, dans l’État prussien. D’un côté, l’on aura le Dieu-État, souverain maître et fin dernière de l’activité sociale : de l’autre, l’individu, le surhomme de Nietzsche, pensant, voulant et faisant au point de vue privé tout ce que lui suggéreront les impulsions de sa personnalité géniale.

II. LE PATRIARCHE ABSOLU.

LE PR.IXCE MAITRE

ABSOLU DE L’ACTIVITÉ RELIGIEUSE. — Ainsi, le traité De l’autorité temporelle avait séparé le citoyen du chrétien. Le prince était le maître absolu de l’activité de ses sujets ; ses volontés n’avaient pas à se conformer au droit : elles le créaient. Désormais, d’année en année, les décisions de ce despote, si capricieuses fussent-elles, vont devenir de plus en plus sacro-saintes et sans appel.

En 1525, dans la guerre des paysans, Luther sous trait sa Réforme à une démocratie fluctuante et inexpérimentée, et il établit le prince juge souverain des questions sociales. En 1528, en lui confiant le droit de visite des Églises, il l’établit chef absolu de l’administration religieuse. En 1530, par la Confession d’Augsbourg, il l’établit juge absolu de la doctrine chrétienne. Les années suivantes, de nouveaux accroissements sont encore ajoutés au pouvoir d’un prince qui