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LI’TIIKK ET LES M STIOUES

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pondra un but non pas seulement partiel et insuffisant, mais mauvais ; ce. sera la recherche du mal vivant que nous sommes. Tous les actes qui viennent de l’homme sont donc des péchés.

De cette idée de la corruption de l’homme naît en particulier chez Luther une manière toute différente de voir l’homme intérieur et l’homme extérieur. Il faut vivre selon l’homme intérieur ; c’est l’idée capitale de Tauler et de la Théologie germanique, et c’est aussi celle que développe Luther dans son traité De la liberté du chrétien. La division même du traité est prise d’un texte de Tauler : « Ne soumets, dit-il, ton être intérieur qu’à Dieu seul ; mais abaisse ton être extérieur, dans une vraie et sincère humilité, devant Dieu et devant toute créature. » A., ꝟ. 146 r° ; V., p. 370, 22 ; N., t. iv, p. 122. « Le chrétien, dit Luther, est le maître de tout, maître très libre et qui n’est soumis à personne. Le chrétien est le serviteur de tout serviteur, plein de déférence et soumis à tous. » W., t. vii, p. 21, 49.

Pourtant, entre les deux concepts il y a un abîme. Tauler et l’auteur de la Théologie germanique sont surtout des thomistes ; leurs concepts sur la fin de l’homme et sur les moyens d’y atteindre sont ceux de saint Thomas d’Aquin. Luther est un pessimiste, un manichéen, estimant que l’homme déchu est un mal vivant. Pour Tauler et la Théologie germanique, l’homme intérieur c’est l’homme qui écoute ses aspirations profondes, qui travaille à retourner vers l’unité infinie où se trouve son exemplaire, l’idée éternelle d’après laquelle il a été créé. Mais comment se produira ce retour, cette ascension ? Par toute son activité consciente, aidée de la grâce divine, activité de son corps comme activité de son âme.

Cette union intérieure avec Dieu, personne au monde, dira fort justement Tauler, ne saurait la rompre. A., ꝟ. 196-198 ; V., p. 253-258 ; N., t. v, p. 261272. Par cette union, l’homme sera libre de tout empire des créatures. Mais, par son être extérieur, il est en rapport avec ces créatures, notamment avec les autres hommes. C’est « cet être extérieur que, dans une vraie et sincère humilité, il faut abaisser devant Dieu et devant toute créature ». A., ꝟ. 146 v° ; V., p. 270, 22 ; N., t. iv, p. 122 ; ci-dessus col. 1264. Aussi les religieux, par exemple, doivent-ils être soumis à l’Église et à ses censures. A., ꝟ. 196-198 ; ci-après col. 1269.

D’un tour de main, Luther va changer toute cette construction. Pour lui, l’homme intérieur, c’est l’homme avec la foi ou confiance en Dieu ; l’homme extérieur, c’est toute l’activité humaine, corrompue par la déchéance originelle. Par la confiance, -l’homme intérieur s’élèvera vers Dieu : ainsi, il sera libre. Libre de quoi ? De toute cette activité viciée qui continuera de pulluler sur la terre, vers, reptiles innommables, grouillant dans une mare d’ordures, rejets impuissants que, par un reste de vie, dans une poussée de sombre désespérance, l’arbre robuste veut projeter encore, alors qu’il a été abattu, et que, pour lui, la source de la vie est tarie. L’activité humaine n’aura plus aucune valeur religieuse, elle n’aura plus qu’une valeur temporelle et sociale. L’homme intérieur, c’est l’homme de l’Évangile, l’homme extérieur, c’est l’homme de la Loi.

Ainsi, pour Luther, c’est sans doute aussi par la grâce que l’homme s’élèvera vers Dieu. Mais c’est par la grâce seule, sans concours aucun de la nature, et cette grâce se réduira à produire en nous la foi, c’est-à-dire le sentiment de notre union avec Jésus Christ et avec Dieu.

Enfin Luther rejettera la principale autorité sociale devant laquelle il faut en conscience « abaisser son être extérieur » ; purement et simplement, il rejettera l’Église.

Concluons avec le protestant Braun : On ne saurait nier l’influence scolastique sur la doctrine des mystiques allemands. Chez eux. finalement, c’est la préparation de l’homme qui décide si l’homme se tournera vers le fond le plus intime de son âme : même i i Je péché, cette préparation lui reste possible… Maint passage de Tauler rappelle l’axiome scolastique : ’A qui fait son possible, Dieu ne refuse pas la grâce. » Ces passages nous mènent même plus loin : l’entrée en Dieu, ce but final que Tauler donne, i la mystique, n’est que l’entrée en soi-même. Luther n’a pas remarqué ce côté de la doctrine de Tauler. « Avec sa conviction de la corruption absolue du genre humain, il n’avait pas le droit de s’appuyer complètement sur les mystiques du Moyen Age. Dans leurs descriptions de la nature de l’homme, la part du bon l’emporte notablement sur celle du mauvais : le point vers lequel ils font converger toutes les lignes de « la théologie de l’union intime avec Dieu », c’est ce bon côté indestructible ; pour employer le mot scolastique, c’est la syndérèse. » W. Braun, Die Bedeutung der Concupiscenz in Luthers Leben und Lehre, 1908, p. 283, 284, 296.

L’Église.

Évidemment, les mystiques préférés

de Luther devaient lui servir aussi à légitimer sa révolte contre l’Église et l’aider à établir une religion individuelle. — Or quelle est la position de Tauler, de la Théologie germanique et des mystiques catholiques en général à l’endroit de l’autorité de l’Église ?

1. Les mystiques catholiques et l’Église.

a) Ces mystiques jouissent avec intensité d’une direction privée. Dieu les illumine et les conduit ; d’une manière plus intime que les autres chrétiens, ils ont conscience de cette illumination et de cette direction : ils n’ont pas autant besoin d’être dirigés : ils voient. Toutefois, ils sont loin de rejeter la direction de l’Église. Ils ont beau parler de la passivité de l’état mystique, ils savent que l’homme y existe toujours, et son activité aussi, du moins à l’état réceptif, que, dès lors, dans les influences les plus réelles de Dieu, nous apportons notre appoint. Comment le nieraient-ils, eux qui sont chrétiens, et qui connaissent la parabole où Jésus-Christ affirme la collaboration de la semence ei du terrain qui la reçoit ! Dès lors, dans les actes mystiques, il faut distinguer la part de Dieu et la part de l’homme et, pour y parvenir, il sera nécessaire d’être guidé par l’autorité doctrinale de l’Église. En outre, ils nous avertissent que l’union mystique est un privilège, privilège de peu d’âmes, et que pour ces âmes elles-mêmes elle n’est pas permanente. En dehors de cette union, il sera plus nécessaire encore d’être guidé par une autorité représentante de Dieu et de Jésus-Christ ; seule, cette autorité saura distinguer du divin les fantaisies de l’imagination et les apports de la subconscience ; seule, elle saura garder la révélation telle que nous l’a donnée Jésus-Christ. Tauler, la Théologie germanique, les autres auteurs mystiques que Luther avait lus étaient soumis à l’Église. Seulement, il se peut bien qu’en général les mystiques voient la direction de l’Église sous un autre angle que nous.

Dans l’autorité de l’Église, les catholiques ordinaires, semble-t-il, voient surtout, suivant la nature de leurs préoccupations, ou une direction intellectuelle ou une direction administrative, et ces directions leur apparaissent quelque peu sous la forme d’une contrainte. De là. à l’endroit de l’Église, une position quelque peu gênée. Pour d’autres. l’Église n’est plus seulement un moyen de communiquer avec Dieu, elle est aussi une fin en soi ; ils veulent se servir d’elle ; s’ils l’honorent, ce n’est pas avec une sincérité complète : c’est, en partie au moins, afin de recevoir d’elle des faveurs.