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LUTHER. LA DECHEANCE ORIGINELLE


2. Mais contre la tristesse allemande, contre sa propre tendance à la mélancolie, Luther eût pu réagir ; de fait, pendant les siècles catholiques du Moyen Age, la tristesse allemande ne produit pas de fruits délétères. Les causes dernières de la théorie de Luther doivent donc se chercher ailleurs : par-dessus tout, sa théorie lui vient de la pratique de son époque et de ses propres tendances à lui-même.

De la pratique de son époque. A l’unisson, toutparticulièremen.t dans le monde religieux, cette époque semble s'écrier : « Le mal est trop universel et trop enraciné ; il n’y a pas à essayer de réagir. » Les humanistes ont vanté l’homme ; ils ont voulu prendre pour règle la nature humaine, et, par nature humaine, ils ont entendu à peu près uniquement les passions les plus réalistes ; vite, ils en sont arrivés à être voluptueux et durs. — Chaque époque inspire à quelque penseur ou rêveur une théorie de la vie ; il codifie ce qu’il voit se pratiquer autour de lui. L’Amérique est le pays de la vie intense ; elle a produit William James et sa théorie du pragmatisme. La vie de Bismarck et l'élévation de l’Allemagne au xrxe siècle se résument dans le mot tristement célèbre : « La force, c’est le droit. » Alors Nietzsche est venu avec sa théorie du surhomme et sa Volonté d'être fort, de devenir fort par tous les moyens, en rejetant avec mépris la morale des esclaves. Au commencement du xvie siècle, la décadence ne semblait pas comporter de guérison intime et réelle ; d’où cette époque, on l’a vii, a produit Machiavel et Luther. Tous les deux ont codifié les tendances deleur époque et de leur pays : de là, au xie siècle, la fortune étonnante des deux théories.

3. Point d’arrivée des mœurs de l'époque, la théorie de Luther le fut aussi de ses propres dispositions intétieures. — On sait quelle place prépondérante Denifle a attribuée à cette dernière cause ; il ne voit guère qu’elle : la théorie de la concupiscence invincible est le fruit de chutes répétées devant les assauts d’une nature fougueuse. Dans son étude sur Luther, travail le plus complet que nous ayons, le P. Grisar a atténué les couleurs sombres de ce tableau. Dans le Luther de 1515, il se refuse à voir un homme corrompu et incapable d’efforts contre lui-même. Puis, il a ajouté une cause à celles dont on parlait déjà. En 1511, Luther se tourna violemment contre les observants de son ordre ; dès lors il ne cessa de censurer leurs prétentions à être saints par leurs prières et leurs œuvres. De là, dit Grisar, peu à peu, le dénigrement des œuvres, puis de l’activité humaine jusque dans sa racine. Grisar, 1. 1, p. 92-94.

Si dans l’intérieur de Luther, Denifle a voulu voir l’unique cause de la théorie, il s’est trompé. Mais que cette cause ait existé, c’est ce qui ne peut être mis en doute. Plus haut, on a vu que pour Luther, concupiscenct invincible ne pouvait signifier une simple tendance au mal, mais nuire activité tout entière. Or, historiens et théologiens luthériens nous le répètent a l’envi : la théologie de Luther est le fruit de ses expériences personnelles, inlimes. Donc, ce n’est pas seulement une racine de mal, racine inextirpable, qu’il a ressentir en lui ; c’esl l’entraînement de toute son activité par la concupiscence. A ses vues sur la concupiscence invincible et le serf arbitre, une expérience personnelle aurait-elle donc manqué ; y aurait il eu là une exception 7 Mais ici nous sommes a l’origine même de Bette théologie, à l’origine de sa théorie de la justifie ition. Ce serait ce point capital qui ne viendrait pas de son expérience intime !

1 faUfe m ii. c’est lui-même qui nous répond : pour l’affirmation du serf arbitre, c’esl à 'lire pour l’affirmation de la victoire totale de la concupiscent noire activité, c’esl ; > l’expérience qu’il en appellera. W, t. vii, p. U5, 29 (1521) ; * V "L P 834. 33,

DtCl Dl i m Cl. « i HOU

p. 719, 30 (1525) ; ci-après le chapitre sur le serf arbitre. Or, Luther a beau avoir une tendance au mensonge, ici l’on ne distingue ni aspect mensonger, ni motif de mensonge.

Mais en 1515, dira-t-on, Luther ne pouvait-il donc jamais réagir contre les impulsions de sa nature ? Était-il donc tombé si bas ? Non, semble-t-il ; c’est pourquoi, dans les expériences personnelles de Luther, il faut ici donner une large part à ses dispositions et tendances intérieures : à cette époque, sa théorie apparaît en partie comme l’expression d’une crainte, et d’une aspiration ; de la crainte de ne pouvoir plus résister ; de l’aspiration a se débarrasser de toute entrave, à vivre comme un moine de l’abbaye de Thélème, aspiration trop écoutée, trop caressée et, partiellement, déjà mise en pratique.

A cette époque, tout dans sa vie concourt à nous le peindre sous ces couleurs. Pourquoi se tourner si àprement contre les observants, sinon parce qu’au fond de son âme, il sentait sourdre ces tendances vers une vie plus libre ? Puis, peu à peu, le moine disparaît, la piété s’en va, et jusqu’aux exercices essentiels de la vie du prêtre. En même temps, les passions violentes reparaissent. Vers 1514-1515, il parle de passions invincibles, et celles qu’il cite, ce sont bien celles qu’on lui connaît : la colère, l’orgueil, la luxure. W., t. iv, p. 207, etc. Les années suivantes, la voix de la chair devient de plus en plus ardente et turbulente ; dans un sermon, il parle de la « lutte atroce » qui se livre en lui contre la chasteté. W., t. ix, p. 215 (janvier 1519). A Staupitz, il avoue qu’il est « sujet à se laisser entraîner par les mouvements de la chair ». Enders, t. i, p. 431 (20 février 1519) ; de la Wartbourg, il écrira à Mélanchthon « qu’il brûle, dans l’immense incendie de sa chair indomptée ». Enders, t. iii, p. 189 (13 juillet 1521). L’orgueil devient incommensurable. Déjà très apparent et très choquant dans ses notes de 1509-15Il sur les Sentences, il augmente chaque jour au milieu des triomphes de Wittenbcrg. Rapidement, laisser-aller et orgueil en arrivent à lui faire prendre pour des directions d’en haut toutes les impulsions de sa nature et de ses passions.

Puis, avec les années, il saura de moins en moins ce que c’est que de se dominer. Dans tout le cours de l’histoire de l'Église serait-il possible de trouver chez un réformateur religieux des ouvrages qui aient la violence et le débraillé de ses pamphlets contre Jean la Saucisse (1541), ou contre la Papauté romaine fondée par le diable (1545) ?

En résumé, les causes de la théorie de Luther, ce sont des causes intellectuelles : textes souvent mal

compris de saint Paul et de saint Augustin, tic

pessimiste, Identifiant le péché originel et la concupiscence ; plus encore, ce sont des causes morales : tendance de l’Allemagne et de Luther au pessimisme ; décadence morale de la Renaissance en Italie, de la lin du Moyen Age en Allemagne, et désespérance de pouvoir y remédier ; antagonisme de Luther contre les observants de son ordre, son âme tourmentée, dominée par « les passions violentes. Enfin, pour brocher sur le tout, ce sont des causes Indirectes : ira nation, fougue, manque de direction au cours de ses études, dissolvant nominaliste : ces causes In dira l’empêchèrent de remarquer les contradictions lia grantei de sa théorie, ou l’amenèrent même a son

Féliciter.

/II. LA — Sur l'état

surnaturel et les œuvres, la théologie catholique com

munément admise se déduit de la doctrine sur le

péché originel. Avant tout, ce pèche est la privation

de la justice originelle, donc la privation de dons sur

naturels et grain ils. Dans l'étal de déchéance, l’homme

n’est pas radicalement corrompu ; il peut faire Quelque

IV