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    1. LUTHER##


LUTHER. LA DÉCHÉANCE ORIGINELLE

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falsification de Luther sur le « J’ai mal vécu » de saint Bernard, Denifle ne regardait pas la loyauté de Luther comme un axiome intangible. Peut-être ici encore la solution doit-elle se chercher dans un juste milieu. Luther aura peut-être rencontré cette déformation sur sa route ; par une nonchalance habituelle à l’endroit de l’exactitude et de la vérité, il s’en sera facilement accommodé. Mauvaise semence ne pouvait tomber dans une terre mieux préparée !

Il faut en dire autant de cet autre texte de saint Augustin : « Les effets de la concupiscence demeurent, mais la responsabilité en disparaît. » Contra Julianum, t. VI, xix, 60. Jadis, au lieu de concupiscence, Roland, le futur Alexandre 1 1 1, et saint Bonaventure avaient écri t péché. A. Gietl, Die Sentenzen Rolands, 1891, p. 134 sq. ; S. Bonaventure, In Hum Sent., dist. XXXII, a. 1, q. i ; Quaracchi, t. ii, p. 761. Par imitation ou par intuition, Luther a modifié le texte de la même manière : la responsabilité de ce péché disparaît ; mais les effets en demeurent. W., t. vii, p. 109, 9 (1520) ; p. 342, 15 (1521) ; t. xl b, p. 351, 29 ; etc. Voir D. P., t. iii, p. 24, 27 ; voir aussi A. Dufourcq, L’avenir du christianisme, t. vii, 4e éd., s. d. (1925), p. 332.

A partir de 1515, toute la théologie de Luther sera dominée, imprégnée par son idée de la corruption de l’homme déchu. Non seulement Augustin et augustiniens, mais Bible, platoniciens, mystiques, nominalistes, il lira tout, il verra tout au travers de cette théorie. Ici, les textes à citer seraient innombrables, et plus incisifs encore que ceux du Commentaire sur l'Épître aux Romains.

Dès maintenant, nous voyons la signification et la grandeur du mouvement théologique qui se concentre en saint Thomas d’Aquin. « Le centre du mal moral, dit Luther, c’est la concupiscence. » « Non, dit saint Thomas, le centre du mal moral, c’est la volonté. Le péché originel n’est pas la concupiscence ; il n’est pas une corruption radicale de notre nature elle-même ; avant tout il est la privation de dons surnaturels, de dons gratuits. Et pour ce qui est des péchés actuels, il n’y a que l’acte humain, c’est-à-dire l’acte conscient, - volontaire et libre, qui puisse être péché. » On objectera : « Où s’arrête l’acte humain ? » De fait, dans la pratique, il sera souvent difficile d’en préciser les frontières ; mais du moins ce principe commence par poser un axiome générateur d'énergie. « Mon âme est toujours entre mes mains. » Aujourd’hui, nous dirions dans une langue assez différente pour la forme, sensiblement identique pour le fond : « Je ne suis responsable que de mes faits de conscience, non des faits et des impulsions de ma subconscience. » Voilà une doctrine de clarté, voilà le bon sens catholique.

Avec Luther, l’Allemagne protestante aura une autre conception : c’est que l’homme a le péché dans le sang, et que le mal humain ne saurait être détruit. Le chrétien n’aura guère qu'à laisser le mal produire à l’aise ses végétations innommables, tandis que, sur ces moisissures de fumier, il s’envolera vers Dieu par le sommet de son âme.

Les causes de la théorie.

Dès maintenant, nous

pouvons voir quelques-unes des contradictions formidables de la théorie de Luther ; l’homme doit agir, et il ne peut produire que le mal ; il est responsable envers Dieu, et son activité est complètement nécessitée. Dans les chapitres suivants apparaîtront des contradictions non moins étonnantes.

Le nominalisme a été le dissolvant intellectuel qui lui a permis de ne pas être choqué de ces contradictions. C’est donc là une première cause de la théorie, cause indirecte, sans doute, mais toutefois fort importante. Cette théorie, le nominalisme l’a amenée aussi par voie de réaction ; il exaltait les forces de la volonté ; Luther en a été amené à dénier à l’homme déchu toute

force pour le bien. De la théorie de Luther, les idées de saint Augustin et beaucoup plus celles de certains augustiniens du Moyen Age ont été une seconde cause, cause plus prochaine et plus immédiate. A l’augustinisme, il faut peut-être joindre de vagues influences platoniciennes.

Mais, à l’origine, ce n'était pas l’augustinisme que Luther avait adopté. Et pourquoi alla-t-il au delà des vues des plus sombres augustiniens ? Dans cette attitude, faut-il ne voir que l'éclosion de méditations intellectuelles sur l’identité du péché originel et de la concupiscence ? Non ; les grandes constructions intellectuelles viennent moins de la tête que du cœur, moins de l’intelligence que de l’activité globale ; elles résument les préoccupations d’un homme ou de son époque. C’est tout spécialement le cas pour Luther ; constamment ses partisans nous répèlent que ses idées sont le fruit d’expériences, et par-dessus tout d’expériences personnelles.

1. Sur ce terrain, je trouve unep remière cause de la théorie dans la tendance de l’Allemagne, au pessimisme. — Pessimisme dans la littérature et, ce qui est plus caractéristique ici, dans la mythologie populaire : « A passer un certain temps dans la familiarité des légendes germaniques d’outre-Rhin, on en garde l’impression d’une ambiance hostile, d’une lutte à peu près impossible de l’homme contre des puissances mystérieuses, de l'œuvre humaine perpétuellement défaite par des êtres jaloux, des fatalités naturelles qui semblent ressortir de partout. L’homme s’y débat perpétuellement sous des inimitiés insondables et farouches. C’est même le pathétique de ces luttes terribles qui confère le plus fort de son émotion au lyrisme populaire d’outre-Rhin. » Maurice Barrés, Le Génie du Rhin, dans Revue des Deux Mondes, 1 er janvier 1921, p. 18. « Cette lutte à peu près impossible contre des puissances mystérieuses, ce pathétique de luttes terribles, » c’est toute la vie et toute la théologie de Luther, cest notamment le principe générateur de cette théologie, la corruption irrémédiable de l’homme déchu.

Pessimisme dans la philosophie. Pour la philosophie allemande, c’est presque un axiome que l’intelligence humaine est incapable d’atteindre le vrai. De là, chez Kleist, chez Nietzsche, chez maint autre, le désespoir sombre d’intelligences aspirant à saisir le vrai, mais se disant qu’elles ne peuvent atteindre qu'à un phénoménisme se modifiant tous les jours. Et c’est presque un axiome aussi que notre volonté est incapable de liberté. Sans doute, la philosophie allemande accorde beaucoup à la volonté. Mais à quelle volonté? En regard d’une hésitation anxieuse à rien affirmer sur l'être des choses, elle tendra constamment à affirmer « un volontarisme où domine une puissance arbitraire et complètement impénétrable à l’esprit ». « Finalement, il semble impossible à un Allemand d’attribuer à l’activité morale une spontanéité véritable, et d’en faire plus que l’expression d’une force cosmique universelle. » E. Bréhier, Histoire de la philosophie allemande, 1921, p. 105-120. Voir aussi Ch. Andler, Nietzsche, 1. 1, 1920, p. 89 ; t. iii, 1921, p. 166.

L’Allemagne, l’Allemagne du Nord surtout, est portée au pessimisme et à la terreur. Ici encore, Luther fut « le grand Fils de l’Allemagne ». Son enfance fut triste : triste le foyer paternel, et tristes ses premières années d'études. Plus tard, à la Wartbourg, au lieu de se réjouir de « la liberté chrétienne reconquise, son âme sera constamment envahie par l’effroi de visions diaboliques. Il fut l’un de ces grands rieurs qui sont de grands mélancoliques. Les tentations dont il parlera avec une sauvage éloquence, ce seront les tentations d’abattement.