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LUTHER. INFLUENCE DU NOMINALISME

Pour faire comprendre la formation théologique de Luther, l’exposé de ces idées est nécessaire. Il est fort utile aussi pour faire comprendre le protestantisme d’aujourd’hui, et ce qui le sépare du catholicisme. Sans être devenu article de foi, le réalisme de saint Thomas d’Aquin est de plus en plus en honneur dans l’Église ; de là, cette fermeté de charpente dans toute la théologie catholique. Dans le protestantisme, au contraire, c’est le nominalisme qui est de plus en plus en faveur ; sur beaucoup de points, Kant, le philosophe par excellence du protestantisme, est un successeur des nominalistes ; il abandonne la direction de la raison pure pour ne se fier qu’à la raison pratique. De là, ce caractère peu assuré des spéculations protestantes, et finalement cette dépréciation de la raison humaine dans toute la philosophie moderne.

Les idées nominalistes peuvent se ranger sous deux chefs : idées relatives à l’ordre naturel, idées relatives à l’ordre surnaturel.

Dans l’ordre naturel, quel est pour le nominaliste la valeur de nos idées et la vigueur de notre volonté ?

Sur nos idées, nous pouvons nous poser deux grandes questions. Une question de psychologie : quelle est l’origine de ces idées, c’est-à-dire quelle est l’opération par laquelle l’intelligence atteint l’universel ? Sur cette question s’en greffe une seconde, une question de métaphysique, beaucoup plus importante, la seule à peu près qui ait à nous occuper ici. Qu’est-ce que ces idées ? Répondent-elles à une réalité en dehors de nous ? Ou sont elles uniquement des concepts de l’intelligence, des noms ?

A cette question, le Moyen Age, comme du reste à peu près toutes les époques, a donné trois grandes réponses : l’idéalisme, ou réalisme absolu, solution de Platon, ou qui du moins lui est attribuée ; le nominalisme, et au milieu, une théorie mitoyenne, le réalisme mitigé de saint Thomas d’Aquin.

Le point fondamental du nominalisme, c’est que dans les choses il n’y a pas d’universel, ou que, du moins, il nous est absolument impossible d’y atteindre.

« L’universel, dit Gabriel Biel, semble n’être qu’un

concept de l’esprit. C’est aussi une parole ou un signe d’écriture, ou un signe conventionnel quelconque. » In Ium Sent., dist. II, q. viii, Tubingue, 1501, t. i, f° E 5 v°.

Ainsi, en psychologie, les nominalistes s’arrêtent aux données des sens ; en métaphysique, ils ne reconnaissent aux idées aucune valeur. Nous ne connaissons que le sensible, que les phénomènes. Dès lors, en métaphysique, sur Dieu, sur l’âme, Occam ne trouve rien d’assuré.

En soi, du moins, le vrai, le bien n’ont-ils pas une valeur absolue ? Oui, répond saint Thomas ; c’est dans l’intelligence divine, ou, pour mieux dire, dans l’Être même de Dieu que finalement ils ont leur point d’appui : Dieu ne peut pas plus les détruire qu’il ne peut se détruire lui-même. Non, répliquent les nominalistes, vrai et bien dépendent uniquement de la Volonté « le Dieu, ou, pour mieux dire, de son bon plaisir, de son caprice et arbitraire. En cette direction, Duns Scot avait commence à frayer la voie. Après lui. Guillaume d’Occam fit la critique de la raison avec une acuité dissolvante qui préludait à celle de Kant. Il n’y a ni vrai ni bien absolus. Si Dieu l’eût décidé, les contraires eussent coexisté ; les plus belles vertus, la haine même envers lui eussent été méritoires. Ainsi, bien avant le xixe siècle, les nominalistes ont enseigné la relativité du vrai et du bien. On ne dit pas encore, sans doute, que le vrai et le bien sont mesurés, ou, mieux, créés par l’intelligence humaine ; on les fait dépendre de la volonté de Dieu. Mais en dehors d’une révélation, en se tenant dans les limites d’une philosophie, l’obscurité n’en devient que plus angoissante. Comment connaître les vouloirs libres de Dieu ?

La logique devait même pousser les nominalistes à nier en philosophie les notions de justice, de droit, d’amour de Dieu et des hommes. En effet, en dehors d’une révélation ils estimaient ne pouvoir s’élever au-dessus du sensible. Or, les forces qui tombent sous nos sens, les forces physiques sont aveugles et brutales. Sur les données des sens, on ne peut que construire une morale de la force brutale.

Mais la révélation nous affirme le monde de la justice et de l’amour. Entre leur philosophie et cette révélation, les nominalistes devaient donc trouver et trouvaient en effet une opposition irréductible.

Ainsi les nominalistes méprisaient l’intelligence humaine. Sur les forces de la volonté pour le bien, au contraire, ils étaient optimistes ; ils y réduisaient au minimum les conséquences de la chute originelle. Sur ce terrain aussi, leurs idées marquaient une réaction : réaction contre l’école thomiste et plus encore contre l’école augustinienne.

Ici se pose une question capitale : dans l’ordre naturel, sans le secours de la grâce, pourrions-nous accomplir tous les commandements de Dieu ? Pourrions-nous aimer Dieu par-dessus toutes choses, comme auteur de la nature ?

A cette question Scot, Occam et les autres nominalistes répondaient : L’homme déchu diffère de l’homme de l’état de nature pure uniquement comme un homme dépouillé de ses vêtements diffère de celui qui n’en aurait jamais eu. Or, l’homme de la pure nature aurait pu accomplir tous les commandements, et notamment l’acte d’amour de Dieu par-dessus toutes choses. Il doit donc en être ainsi de l’homme déchu. Voici comment, dans un passage souvent cité, Guillaume d’Occam présente cette théorie : « La volonté a la force de se conformer à une injonction juste de la raison. Or l’intelligence est capable de dire à la volonté que Dieu doit être aimé. Donc la volonté a la force d’agir en conséquence. » In Ium Sentent., dist. I, q. ii, concl. 1a, Paris, Josse Bade, 1495, t. i, f° i jv°.

Voilà une opinion que Luther ne cessera de taxer de pélagienne ; puis il l’attribuera à l’Église catholique tout entière. Sur ce point, en réalité, l’Église n’a pas de doctrine définie.

Dans l’ordre surnaturel. — Au-dessus de la nature, il y a en nous la surnature. En dehors de nous, cet ordre est constitué par la révélation et les sacrements. Mais au dedans de nous, en quoi consiste-t-il ? En quelque chose de fort réel, répondent les thomistes. Mans l’essence de l’âme réside l’habitus de la grâce sanctifiante ou grâce habituelle ; dans nos puissances ou facultés, diverses énergies, autrement dit diverses habitudes ou vertus surnaturelles. Outre ces forces permanentes, Dieu nous donne des secours pour chacun de nos actes surnaturels. Ces énergies surnaturelles, énergies permanentes et transitoires, étaient-elles nécessaires ? Oui ; Dieu veut nous faire atteindre une fin surnaturelle : le voir un jour face à face ; à cette fin doivent correspondre des moyens appropriés.

Dans leur conception de l’ordre surnaturel, les nominalistes, au contraire, ont transporté le scepticisme avec lequel ils concevaient l’ordre naturel. Là aussi, ils nous montrent tout dépendant uniquement de la volonté, du bon plaisir de Dieu, ou, suivant leur expression, de l’acceptation de Dieu. Pour nous placer dans l’ordre surnaturel, c’est seulement de fait, dans le monde tel qu’il a plu à Dieu de le créer, qu’une réalité intérieure, la grâce, nous est nécessaire. Sans nous changer aucunement, Dieu aurait pu accepter un naturel comme surnaturel, et cet acte eût changé de sphère ; il eût acquis une valeur et un mérite surnatu-