Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 9.1.djvu/595

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1175
1176
LUTHER. DE LA DIÈTE D’AUGSBOURG A LA MORT

famille, une santé délabrée, qui avait brisé les ressorts de l’énergie, nulle obligation stricte de demeurer à Rome. En 1543, à Genève, Calvin et les pasteurs réformés devaient avoir une conduite beaucoup plus lamentable encore. Luther eut plus de courage. En 1527, la peste s’abattit sur Wittenberg ; l’Université se transporta à Iéna. De l’électeur, Luther reçut l’ordre de faire de même. Mais il demeura, lui, Catherine et Jean, son premier enfant. En 1529, lors d’une épidémie de « la sueur anglaise », en 1538 et en 1539, dans de nouvelles apparitions de peste, il demeura aussi.

Son désintéressement a peut-être été trop vanté. Tout en menant assez large vie, il put laisser à sa mort environ 8 000 florins, c’est-à-dire à peu près 200 000 fr. de notre monnaie d’avant guerre. Mais cette fortune n’était pas en argent, ni même en biens productifs. Après sa mort, sa veuve sera obligée de continuer à avoir des pensionnaires ! — Pour les gens dans le besoin, il avait la main largement ouverte. Les étudiants pauvres étaient particulièrement l’objet de sa sollicitude ; il leur donnait de son argent, il intercédait en leur faveur. Aussi a-t-il excité de grands attachements et de grandes admirations.

Toutefois, c’est surtout chez les inférieurs que ces attachements et admirations ont été durables. A leur endroit il n’avait pas à concevoir d’ombrage. Puis, ces inférieurs n’osaient pas juger le Maître et le regarder en face ; quel honneur d’avoir été admis dans son intimité ! Mais chez les égaux, égaux par l’âge, la science ou la situation, ce fut plutôt une froideur et un éloignement croissants. Ces gens avaient vite fait de voir tout ce que le brillant de Luther avait de superficiel, tout ce que, dans sa pose, il y avait de théâtral et de conventionnel. Ils perçaient à jour le parvenu, flatté d’être bien vu des puissants, obséquieux à leur endroit, mais une fois sorti d’avec eux, de plus en plus cassant et grossier. Devant la contradiction, en effet, surtout devant la contradiction de réformés qui prétendaient à l’indépendance, son humeur devint de plus en plus irritable ; c’était par simple tendance naturelle, non par une véritable énergie, qu’il était bon et doux. A cette irritation croissante contribua l’influence de Catherine, « ce brandon domestique », comme l’appelait Cruciger, un habitué de la maison. C. R., t. v, col.314. Mélanchthon lui-même, dune souplesse si peu commune, en vint à ne le supporter qu’à grand’peine. Finalement, il s’arrêta à la solution des habiles : faire l’éloge de Luther en public ; confier ses peines à ses amis. En 1538, il écrivait à Veit Dietrich : « Tu sais notre esclavage quand tu étais ici. Eh bien, il est devenu plus dur encore. Pour ne pas donner occasion à des tempêtes, je me réfugie dans le silence pythagoricien. » C. R., t. iii, col. 594. En 1544, il déclare que si Luther veut le chasser de Wittenberg, il quittera allègrement cette prison. C. R., t. v, col. 462, 474. Luther mort et les panégyriques prononcés, Mélanchthon se rappellera « l’esclavage presque honteux » qu’il avait trop longtemps subi. C.R., t. vi, col. 880 (28 avril 1548).

L’homme de l’Allemagne. — Luther, a-t-on dit des milliers de fois, surtout outre-Rhin, Luther est l’homme de l’Allemagne ; il est allemand dans l’âme, allemand « jusque dans la moelle des os ». Dans l’ensemble, ce mot est vrai, du moins à l’endroit de l’Allemagne du Centre et du Nord, à l’endroit des

« Wendes déloyaux » des bords de l’Elbe, suivant l’expression

par laquelle il désignait les gens de Wittenberg. T. R., t. ii, n. 1847 (1532). Allemand, il l’a été par ses qualités : sa bonhomie, son ardeur au travail ; il l’a été par ses lacunes et ses défauts : disposition à tout voir sous un angle humain et utilitaire, manque d’austérité, insincérité dans les tractations de la vie publique ; il l’a été par ses tendances, son amour de l’Allemagne, son amour de la langue allemande et sa maîtrise dans l’art de la manier ; par son besoin d’obéir, dans la vie publique, « au chef de guerre » qui sait violemment s’imposer, dans sa vie intime à ses impulsions. Le fond de l’Allemand, c’est l’envahissement de l’être, d’un être robuste, par les forces de la nature ambiante et de la subsconscience, par un climat rude et brumeux et par les impulsions de son être physique. Nature robuste, envahissement de sa volonté par des impulsions impérieuses, c’est là tout Luther.

La cathédrale de Cologne est le monument national de l’Allemagne du Rhin ; les œuvres de Luther sont le monument national de l’Allemagne de l’Elbe. Luther a été l’homme de l’Allemagne : voilà l’une des causes capitales de son succès.

IV. De la diète d’Augsboubg a la mort (1530-1546). — Après la diète d’Augsbourg, Luther eût pu mourir. Sa traduction complète de la Bible, il est vrai. ne parut qu’en 1534 ; mais, dès avant 1530, plusieurs traductions partielles avaient paru, et par ailleurs son œuvre était suffisamment assise.

De cette période, les deux faits ou groupes de faits les plus connus du grand public sont les Propos de table et la bigamie du landgrave de Hesse.

I. LES PROPOS DE TABLE (1529-1546). — Après le mariage de Luther, avons-nous vii, le « noir couvent de Wittenberg fut plus animé : amis, étudiants, pensionnaires partageaient la table du Maître. Le Docteur aimait cette animation. Porté à s’affaisser. ce bruit, cette jeunesse le réveillaient. Et il riait, il plaisantait. Les jours où l’oppression physique, l’angoisse morale étaient plus grandes, il riait et plaisantait davantage ; les grands rieurs sont souvent les grands mélancoliques. Sa conversation était d’une vie, d’une variété, d’une imagination endiablées. Les images succédaient aux images, avec des expressions de terroir, qui vous enfoncent pour jamais un trait dans la tête.

Vers la fin de sa vie, pourtant, le Maître devint de plus en plus silencieux et songeur. Tout le long du repas, il en arrivait à garder « son ancien silence du couvent ». Mathesius, 1906, p. 279. Même alors, toutefois, on pouvait le réveiller. Un convive amenait-il la conversation sur le pape, Zwingle, les moines ou Henri de Brunswick, c’était rapidement un long défilé d’ânes, de cochons, de canailles et de diables.

Bientôt, les commensaux et auditeurs eurent regret de voir tant de richesses perdues pour jamais. Quelques-uns se mirent un peu à l’écart et écrivirent. Luther les voyait faire ; de temps à autre, il leur disait :

« Tenez, écrivez. » T. R., t. ii, n. 1525, 2068. C’est vers

1529 que l’on commença à écrire ainsi les Propos de table ; on continua sans interruption jusqu’à sa mort.

Dans ces reproductions, trouve-t-on Luther tel qu’il parlait ? On ne saurait l’affirmer absolument. D’aucun recueil de ces Propos, nous ne possédons les notes originales, telles qu’à table même les prenaient des secrétaires improvisés. Ce que nous avons, ce sont soit les rédactions originales, celles que les secrétaires ont faites à l’aide de leurs notes, soit même simplement des remaniements postérieurs. Aux rédactions des secrétaires, nous pouvons sans doute donner encore le nom d’originaux. Mais déjà, çà et là, ces premiers rédacteurs hésitent à tout écrire. Un soir de 1532, Luther, par exemple, plaignait chaleureusement les eunuques ; il ajoutait : « Ich wolde mir ehr zwei par lassen ansetzen den ein par lassen ausschneiden. » T. R., t. iii, n. 2865 a, b. De ce propos, Veit Dietrich et Jean Schlaginhaufen, deux des secrétaires d’alors, n’ont rien rapporté ; Cordatus lui-même, qui nous l’a transmis, ne semble pas le citer dans toute sa verdeur. Lorsque Luther parlait d’objets de ce genre, Mathésius, un secrétaire des dernières années, mettait