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LUTHER. LA GUERRE DES PAYSANS

Trait admirable de générosité, disent ses admirateurs. Assurément ; mais l’histoire et les œuvres littéraires sont pleines de ces aventures où du milieu de la compassion ne tarde pas à surgir un sentiment plus troublant, plus violent et plus doux. A ce sentiment, Luther était-il inaccessible ? Dans une langue massive, ces années-là même, ici au chanoine Reissenbuch, là à l’archevêque Albert de Mayence, il écrivait :

« De par Dieu lui-même, l’homme est destiné,

nécessité, contraint à l’état du mariage… Tous, nous sommes créés pour cet état ; notre corps le fait assez voir… Il est terrible d’arriver à l’heure de la mort sans avoir eu de femme. Si au moins on avait eu sérieusement l’intention de se marier ! Que répondre à Dieu quand il nous dira : « J’avais fait de toi un homme ; il ne fallait pas rester seul mais prendre une femme, Où est ta femme ? » W., t. xviii, p. 275, 17 (27 mars 1525) ; Erl., t. liii, p. 311 (2 juin 1525). Lui aussi, arrivé à quarante ans, n’a-t-il pas senti les suggestions du « démon de midi » ?

Frédéric de Saxe montrait de la répulsion pour le mariage des prêtres, notamment avec des religieuses. Mais, le 5 mai 1525, il mourait. Le 13 juin suivant, par un coup « subit et merveilleux » de la main de Dieu, Luther se mariait avec Catherine Bora. Enders, t. v, p. 201 (20 juin 1525). Une fois de plus, nous pouvons admirer la merveilleuse harmonie entre les coups subits de la Providence et la préoccupation de Luther de ne pas déplaire à son prince ! Depuis plus de deux ans, Catherine vivait dans l’ambiance de Luther. C’est tout d’un coup, aussitôt après la mort de l’électeur, que Dieu leur manifeste impérieusement à tous deux sa volonté de les unir !

Le 14 juin, lendemain du mariage, Justus Jonas écrivait à Spalatin : « Luther a pris Catherine Bora pour femme. Hier j’ai assisté à la cérémonie et j’ai vu le marié sur le lit nuptial. Je pleurais malgré moi ; je ressentais je ne sais quelle impression violente. » G. Kawerau, Der Briejwechsel des Justus Jonas, t. i, 1884, p. 94. Le 16, Mélanchthon écrivait à Camérarius sa fameuse lettre désanchantée, « jérémiade de petite ville », suivant l’expression d’Hausrath. A. Hausrath, Luthers Leben, 1905, t. ii, p. 170 ; il y déplorait le manque de tenue du Réformateur, le feu de la passion que les religieuses avaient allumé en lui. P. A. Kirsch, Melanchthon’s Brief an Camerarius, Mayence, 1900. Quelques jours après, sur un ton encore plus accentué, Bugenhagen écrivait que « pour faire taire les mauvaises langues, Luther avait dû se marier à l’improviste ». O. Vogt, J. Bugenhagens Briefwechsel, 1888, p. 32. C’est ce que le 16 juin Luther lui-même avait écrit à Spalatin : « J’ai fermé la bouche à ceux qui me diffamaient au sujet de Catherine Bora. » Enders, t. v, p. 107. — De son union, il eut six enfants : Jean (1526), Élisabeth (1527), Madeleine (1529), Martin (1531), Paul (1533) et Marguerite (1534). Élisabeth mourut à huit mois, Madeleine à treize ans. Les quatre autres lui survécurent. Sa descendance s’est maintenue jusqu’à nos jours.

Le mariage apporta à Luther un certain repos, un repos matériel, une certaine tranquillité : il avait quelqu’un pour tout ordonner dans le vaste couvent, Mais dans une région plus intime, dans les profondeurs de sa conscience religieuse, ce mariage produisit, sinon peut-être le remords toujours cuisant. du moins une inquiétude éternelle.

Le mariage de Luther consolida la Réforme. Par là, le Réformateur coupa à tout jamais les ponts derrière lui. Entre lui et les siens, ce mariage établit un puissant trait d’union. Luther célibataire, seul dans son couvent, tout au plus avec quelques domestiques, c’était l’isolement. A partir de 1525, au contraire, les amis purent se réunir à la table du maître. On causa, on discuta, on forma des projets contre le pape, des plans pour l’organisation de la nouvelle Église ; on revit la traduction de la Bible, la grande entreprise de Luther. Peu à peu, la maîtresse de maison reçut des pensionnaires ; avec une petite rétribution, ils aidaient au confort du ménage. En même temps, ils s’y nourrissaient « de la vraie doctrine ». N’eût-on passé que huit jours à la table de Luther, on pouvait hardiment retourner dans son pays : on avait vu le prophète, on avait vécu avec lui ; désormais on était soi-même vénéré comme un envoyé de Dieu.

La guerre des paysans. — L’année 1525 fut l’une des plus importantes de la vie de Luther ; outre son mariage, deux faits considérables l’ont marquée : la guerre des paysans et sa lutte avec Érasme.

Chez les paysans allemands, les écrits du Réformateur avaient allumé un immense espoir ; eux aussi, jusque-là si durement traités, si asservis, ils allaient donc connaître « la liberté chrétienne » ! Puis, les princes n’étaient-ils pas « les plus grands fous et les plus grandes canailles de la terre », « un tas de soûlards et d’enragés » ! W., t. xi, p. 268, 1 ; t. xv, p. 254, 2 (1523, 1525). Évidemment, Luther était prêt à se mettre à la tête d’une révolution sociale !

Le mouvement partit de l’Allemagne du Sud. A la fin de février 1525, un manifeste en douze articles acheva d’y surexciter les esprits : on y demandait le choix des curés par la communauté chrétienne, la diminution des redevances, l’abolition du servage, le rétablissement des biens communaux. Rapidement, l’insurrection se répandit dans l’Allemagne entière. Mais elle ne put tenir. Le 15 mai, à Frankenhausen, en Thuringe, les paysans furent complètement défaits, ou plutôt massacrés par milliers. Puis, ce furent partout des massacres effroyables. En quelques semaines, l’ordre régna sur des ruines et sur des cadavres.

Dès le début, les paysans avaient regardé vers Luther. Il se trouva dans un grand embarras. D’idées sociales, même au sens le plus vague et le moins moderne du mot, il n’en avait aucune ; pour le guider sur ce terrain, il n’avait que sa conception de la société sous la forme d’une ménagerie, à mener la cravache à la main. Ci-après, Théologie de Luther, col. 1314. Mais il ne voulait pas davantage renoncer à sa popularité. Dès l’abord, il tenta donc une position de juste milieu. C’est en ce sens que, le 20 avril 1525, il lança son Exhortation à la paix. En réalité, aux princes et aux paysans il n’y conseillait guère que la soumission à l’Évangile, c’est-à-dire l’adhésion à sa Réforme. La demande qui chez les paysans lui paraissait la plus audacieuse, c’était la suppression du servage : « Abraham, les autres patriarches, les prophètes n’avaient-ils pas eu des esclaves ? Cet article allait directement contre l’Évangile ; il tenait du brigandage. » W., t. xviii, p. 326, 33.

Mais voici qu’avec Thomas Münzer, le mouvement gagne la Thuringe et la Saxe. Les princes qui favorisent Luther, Frédéric de Saxe par-dessus tout, vont donc avoir à en souffrir ! Frédéric est très malade ; il va mourir le 5 mai, violemment inquiet de la révolte qui monte. Le prince Jean Frédéric, son fils, est très favorable au Réformateur ; ne va-t-on pas profiter des événements pour l’indisposer contre lui ? C’est sous l’empire de cette crainte que, vers le 4 mai. Luther lance son pamphlet Contre les bandes meurtrières et pillardes des paysans. « Il faut arrêter les paysans, les égorger, les passer au fils de l’épée, en secret comme en public. Rien n’est plus venimeux, plus nuisible, plus diabolique qu’un révolté, C’est comme un chien enragé ; si tu ne le tues pas, il te tue, et tout un pays avec toi. » W., t. xviii, p. 358, 14.

A la bataille de Frankenhausen. « Münzer avec quelques milliers de révoltés, écrivait Luther d’une plume alerte, était tout à coup tombé dans la m… »