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LUTHER. LE MARIAGE

Dieu, c’est la puissance du diable et ses méfaits. Ce qui pour lui sortira de ces profondeurs, ce ne sera pas un hymne d’adoration, de reconnaissance et d’amour s’élevant vers le Très-Haut, ce sera un cri d’horreur et de désespérance à la vue de l’empire de Satan sur la nature et sur l’homme. Dix ans après, il dira même qu’alors le diable y était devenu son professeur de théologie, qu’il l’avait convaincu de l’abomination de la messe.

On connaît l’histoire de la tache d’encre sur le mur de sa chambre. Une nuit, il travaillait à la traduction de la Bible. Longtemps, une difficulté l’avait arrêté. Enfin, le passage est traduit ; il prend son sablier pour sécher la page. Au lieu de sable, c’est de l’encre qui vient. En même temps, il entend un rire sardonique ; là, tout contre le mur, le diable se montre, grimaçant, ricanant, horrible à voir. Furieux, Luther prend son encrier, et le lance à la tête de Satan… Sur le mur, la tache est demeurée, une tache étrange, miraculeuse, que rien n’a jamais pu enlever. J. S. Semler, Selbstbiographie, t. i, 1781, p. 142. Ce n’est là qu’une légende, assez tardive, et à laquelle aujourd’hui personne ne croit plus. Quand je suis allé à la Wartbourg (9 juin 1913, 10 juillet 1921), le gardien lui-même s’est borné à dire discrètement : « Ici, la tache d’encre. » L’origine de cette légende est sans doute assez vulgaire ; on a attribué à de l’encre une tache de la paroi. Mais comme beaucoup de légendes et de mots historiques, elle possède une quintessence de vérité ; elle est un résumé pittoresque de l’histoire.

L’histoire, en effet, nous parle des luttes tragiques qu’à la Wartbourg Luther eut à soutenir contre le diable. Un jour, il trouve un grand chien noir couché sur son lit. Il n’y en avait pas de pareil au château. Il va droit à lui, le saisit et le jette par la fenêtre. L’animal, on le voit, était assez doux et inoffensif ! « Il n’est jamais revenu, ajoutait Luther, et personne ne l’a jamais revu. » M. Ratzeberger, Handschriftliche Geschichte über Luther, éd. Neudecker, 1850, p. 54 ; K. K., t. i, p. 440.

En 1546, à Eisleben, il disait à ses amis : « En 1521, quand j’étais dans ma Pathmos, je vivais isolé du monde, dans une petite chambre. Personne ne pouvait venir me voir, excepté deux pages qui, deux fois par jour, m’apportaient à boire et à manger. Ils m’avaient acheté un sac de noisettes ; je les avais renfermées dans un bahut, et j’en mangeais de temps en temps. Mais un soir que je venais d’éteindre ma lumière et de me coucher, voilà mes noisettes d’entrer en danse ; on me les secouait, me les jetait contre les soliveaux, avec un train d’enfer autour de mon lit. Je n’ai pas fait une question, pas dit un mot. Comme je commençais à m’endormir, voilà tout à coup un tintamarre dans l’escalier, comme si on y faisait dégringoler des files de tonneaux. Je savais pourtant assez que tout était fermé avec des chaînes et des verrous, et que personne ne pouvait monter. Cependant les tonneaux continuaient à rouler. Je me suis levé, et je suis allé sur l’escalier pour voir ce qui se passait. Tout était fermé. Alors je dis : « C’est toi ! Eh bien, vas-y donc. » Et je me suis recommandé au Seigneur Jésus. » T. R., t. vi, n. 6816.

Désormais, la pensée du diable hantera Luther toute sa vie ; pour lui et pour les siens, il sera constamment en proie à la frayeur en songeant à la puissance et à la malice de l’esprit mauvais.

2° Retour à Witienberg (6 mars 1522). — Cependant, il apprit qu’à Wittenberg s’amoncelaient de formidables orages. Carlstadt y parlait contre la confession et la messe privée. C’était à peu près des principes mêmes de Luther qu’il partait : mais il allait plus vite que lui, du moins en actes : comme la plupart des grands parleurs, Luther avait plutôt des énergies verbales. Point plus dangereux encore : Carlstadt courait risque de supplanter le Réformateur. En même temps, un prêtre révolutionnaire, Thomas Munzer, agitait la ville de Zwickau. En maint endroit, les têtes s’échauffaient ; Luther allait perdre la direction du mouvement. Le 1er mars 1522, il quitte la Wartbourg ; cinq jours après il arrive à Wittenberg. « Le 5 mars, il écrit à Frédéric une lettre où il apparaît comme l’indomptable soldat de Dieu ; le 7 et le 12, deux autres, où il se donne presque comme le mandataire de l’Empire ! » Barge, t. i, p. 438. Toute sa vie, il donnera ainsi le spectacle déconcertant d’un sens étonnamment pratique s’alliant à des allures mystiques, en apparence toutes dégagées des préoccupations d’ici-bas.

En descendant de la Wartbourg, Luther alla loger dans son couvent. Déjà, il était presque vide. Bientôt, les derniers augustins vont le quitter, et Frédéric donnera à Luther le couvent confisqué. A la voix du Réformateur, les confrères de la veille ont fait la révolution et ont jeté le froc aux orties ; maintenant, ils iront où ils pourront, se marieront, et pour la plupart vivront misérablement. Pour le Réformateur lui-même, pour le chef d’orchestre, il en sera autrement. Il restera dans le couvent ; il s’y mariera ; pour loger femme et enfants, la spacieuse demeure n’en sera que mieux désignée.

Luther donc n’avait pas tort d’exalter la puissance du verbe ; pour lui-même, sa parole n’avait pas eu des effets uniquement malheureux.

Il trouva Wittenberg en pleine effervescence. Comment va-t-il ramener le mouvement dans sa main ? Par un coup d’audace. Il est arrivé le 6 mars : le dimanche suivant (8 mars), il monte en chaire. Il y proclame son infaillibilité. A ceux qu’il veut abattre, il dit hardiment : « "Vous prétendez être des esprits éclairés de Dieu. C’est moi qui le premier ai ressenti l’influence de l’Esprit. » Et à ses auditeurs : « Chers amis, suivez-moi. Je suis le premier à qui Dieu a dit de vous prêcher sa parole ; c’est elle que je vous transmets en ce moment… Toutefois, je ne voudrais pas vous imposer de loi, ni insister pour obtenir une ordonnance : qui voudra me suivre me suivra, qui ne le voudra pas restera à l’écart ». W., t. x c, p. 8, l. 19-22 ; p. 16, l. 21. Belles paroles ! Laissons passer trois ans ; aux applaudissements de Luther, Carlstadt et Munzer seront chassés de la terre de Saxe.

Le mariage (13 juin 1525). — Le 26 octobre 1516, Luther, avons-nous vii, parlait de sollicitations de la chair. Depuis lors, à l’endroit de ce que les auteurs spirituels appellent la délicate vertu de pureté, quels avaient été ses troubles et son attitude ? A certaines confidences de ces années-là, les assauts d’alors semblent bien avoir été formidables. Enders, t. i, p. 431, t. iii, p. 189 ; W., t. ix, p. 215, 4 ; D. P., t. i, p. 163-184. Vers le même temps, sur les abominations secrètes de la vie des cloîtres, sur les pollutions de ceux qui se sont condamnés à la chasteté, il a des affirmations tellement universelles que, pour sa propre réputation, elles en deviennent inquiétantes. Le devoir de tous les votards, concluait-il, c’était de sortir de ces abominations parle mariage. Une fois de plus, rappelons-nous ce que nous disent à l’envi tous les écrivains protestants : la théologie de Luther est le fruit de ses expériences personnelles.

Le mardi de Pâques 1523 arrivaient à Wittenberg douze religieuses « délivrées ». Dans la nuit du samedi saint à Pâques (4-5 avril), avec l’aide de Léonard Koppe, ami de Luther, elles s’étaient enfuies de leur couvent de Nimbschen. près de Grimma, dans les États du duc de Saxe. Bientôt trois de ces religieuses purent retourner dans leur famille. Les neuf autres restaient sans ressources. Luther pourvut à leur entretien. A l’origine, il les logea dans son couvent, et bientôt dans des familles de la petite ville. Parmi elles était Catherine de Bora.