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LULLE. ANTIAVERROISMK


Quidquid libi vera ratione melius occurrerit, scias fecisse Deum, etc. Par suite, la méthode du grand Art n’est pas autre chose essentiellement que la méthode analytico-synlhétique des scolastiques, mais, contrairement à l’opinion de S. Bové, dans le style pur et authentique des augustiniens du xme siècle.

Si cette analyse est exacte, il est facile de prévoir que R. Lulle était amené logiquement à proposer un mode nouveau d’argumentation. Certes, il connaît bien la logique aristotélicienne, ainsi qu’il résulte de l’Ars generalis et ultima, où il expose l’enseignement de l’école sur les catégories, les sophismes et le syllogisme. Néanmoins, selon lui, entre la démonstration propter quid et la démonstration quia, il y a lieu d’admettre « la démonstration par l’équiparence ou équivalence des actes des dignités divines ». Lib. de demonstratione per sequiparantiam, prol., t. iv, p. 1, 2. Ce dernier procédé a ses préférences ; « il est si particulier à R. Lulle qu’il constitue la note caractéristique de sa dialectique et même de tout son système. » Mgr Maura, El optimismo del B. R. Lulio, Barcelone, 1904, p. 22. Le principe qui l’inspire est des plus simples. Les dignités divines s’identifient réellement en Dieu ; par suite, comme elles sont actives, toutes concourent également à l’activité immanente et à l’action ad extra de Dieu. Declaratio, p. 218. Dès lors, veut-on prouver la création de l’univers dans le temps, il suffit de considérer que* dans la thèse de l’éternité du monde, la puissance de Dieu s’étendrait plus loin, plus posset, que sa bonté et son infinité, l’une et l’autre communicables seulement d’une manière finie, ce qui est impossible vu l’égalité parfaite qui régit l’activité de toutes les dignités. Declaratio, p. 164. Cf. Keicher, op. cit., p. 83-85. Lulle et la plupart des historiens ont insisté sur l’originalité de cette démonstration, mais le bienheureux a souvent nuancé et limité ses déclarations ; seuls, dit-il, les « philosophes antiques » ne l’ont pas connue. Declaratio, p. 218. De fait, si l’on remonte la pensée chrétienne, il est possible de retracer ses origines. Au sujet des attributs divins, Richard de Saint-Victor écrit, en effet, De Trin., t. I, c. xviii, col. 899 : Quantum ad perfectionis culmen si aliquid per intelligenliam attingere quod per efficaciam apprehendere non posset, jam se procul dubio magnificentius per sapientiam quam per potentiam extenderet esselque una eademque substantia et seipsa major et seipsa minor, etc. Le principe fondamental de R. Lulle, ne pouvait être formulé plus explicitement. Declaratio, p. 164. Ce qui est non moins frappant, c’est que le célèbre victorin établit d’abord la pluralité en Dieu, De Trin., t. III, c. ii-vm, col. 916-920, puis la Trinité c. xi-xiii, col. 922-924, par le témoignage concordant et mutuel, mutua attestatione, invicem sibi concurrunt, des attributs qui jouent dans la synthèse lullienne le grand rôle, la bonté, la béatitude, la gloire. Par suite, il n’y a plus de doute possible : comme R. Lulle connaissait Richard, il ne lui a fallu qu’un peu de réflexion pour faire jaillir du De Trinitate, toute sa « nouvelle logique ».

Antiaverroïsme.

La critique de l’averroïsme

latin est un des principaux objectifs de l’activité doctrinale de R. Lulle. S. Bové, La filosofia nacional de Catalunya, Barcelone, 1902, p. 94. De bonne heure, il se tourna contre les philosophes qui niaient la résurrection des corps, Lib. Cont., t. I, c. xvii, t. ix, p. 34, mais ce ne fut que plus tard, en 1298, qu’il entreprit de dégager la scolastique parisienne des étreintes du péripatétisme arabe et de justifier les censures portées par Etienne Tempier en 1277. Il critique surtout les erreurs de Siger de Brabant et de Boëce de Dacie, mais, grâce à sa connaissance de l’arabe, il n’ignore pas l’averroïsme musulman proprement dit ; dans la question de l’éternité du monde, il semble

même avoir traduit directement de l’arabe les arguments d’Algazel et de Maimonide. J. Tusquets, Posicio, p. 96-99, Declaratio, p. 163. Dans cette lutte, le point d’appui de R. Lulle est sa métaphysique des dignités divines, Declaratio, p. 97-98, car, selon lui, les philosophes ont erré parce qu’ils l’ont ignorée et n’ont argumenté que per sensum et imuginationem. Keicher, op. cit., p. 80, 82. Sa méthode est aussi celle qu’il suit ailleurs et qui consiste à dépasser la raison par la foi, Declaratio, p. 99, 100, 193, 194 et à la corriger par la révélation, Declaratio, p. 96.

Cette position initiale laisse entendre que R. Lulle, tout en s’attaquant en bloc à l’averroïsme, Probst, op. cit., p. 132-155, Keicher, op. cit., p. 62-95, devait s’en prendre d’abord à l’erreur averroïste qui, séparant radicalement la philosophie et la théologie, aboutissait à la théorie des deux vérités. Keicher. op. cit., p. 62-71. Rien ne l’étonné davantage que de voir des philosophes chrétiens se faire disciples d’Averroès au point d’accepter comme vraies en philosophie des assertions qui contredisent la foi. Reprobatio aliquorum errorum Averrois, Munich, lat. 10 497, f » 150 r. Cette fausse position provient d’un concept inexact de Dieu. De Deo ignoto, Munich, lat. 10 588, f » 32, cf. Keicher, op. cit., p. 56. Contre cette erreur, R. Lulle établit une stricte harmonie entre la théologie et la philosophie. D’après lui, l’objet de la théologie est Dieu, celui de la métaphysique tout autre être intelligible, Lib. de efficiente et effectu, Munich, lat. 10 580. ꝟ. 41 ; par suite, les deux sciences ne peuvent se contredire, quia objectum intelligentis est veritas et Deus est ueritas, Ibid., mais ont entre elles un rapport de cause à effet, secundum illam concordantiam quee requiritur esse inter causam et suum effeclum. Declaratio, p. 95. La métaphysique est subordonnée à la théologie. quæ domina est philosophiæ et mater, Declaratio, p. 91 : cf. Keicher, op. cit., p. 71. D’ailleurs, la foi et la théologie ne dépriment aucunement la raison mais l’exaltent en la fixant sur des objets qu’elle ne peut atteindre, Ars generalis et ultima, éd. Zetzner, p. 454. C’est de là que vient la supériorité des philosophes chrétiens sur les penseurs infidèles. Declaratio, p. 120. 206.

D’accord avec tous les scolastiques, R. Lulle critique aussi la thèse du monopsychisme averroïste. Declaratio, p. 133-135, 181-183 ; Qusest. per artem demonstr. solubiles, q. lxiv, t.iv, p. 82, 83 ; Reprobatio aliquorum errorum Averrois, Munich, lat. 10 582, {° 36. Entre autres arguments, il en appelle principalement ici, comme souvent ailleurs, au témoignage de la conscience : « Si l’intellect était un dans tous les hommes, dit-il, il en serait de même de la volonté et de la mémoire, ce qui est impossible et contre l’expérience que tu as, parce que tu sais que tu as la liberté de comprendre une chose ou une autre, comme d’aimer et de repasser dans ta mémoire ceci ou cela. Il s’en suit donc que tu as un intellect propre, une volonté propre et une mémoire propre qui sont les puissances de ton âme, qui est une partie de toi-même et que tu fais d’elles ce qui te plaît ; mais s’il en était comme tu dis, c’est-à-dire que tu étais l’instrument de l’intellect, de la volonté et de la mémoire, ton intellect serait comme un artisan qui se sert de son instrument à son gré, et tu ne comprendrais ni ne te souviendrais, ni n’aimerais librement ceci ou cela, ce qui est faux et nous en avons l’expérience. » Declaratio, p. 134 : cf. Probst, op. cit., p. 148, 149.

Avant tout, cependant, R. Lulle s’applique * à défendre son Aimé contre ceux qui disent que le monde est éternel ». L’Ami, n. 286, p. 87. Il considérait cette erreur comme une des plus dangereuses : aussi exhortait-il le pape et les cardinaux <. à détruire l’opinion que les Sarrasins, les Tartares et plusieurs chrétiens schismatiques ont de l’éternité du monde ».