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LAMENNAIS, VIE : L’APOLOGISTE


religion est l’unique lien social. Et, du coup, voilà la religion subordonnée à la politique : elle n’aura de prix, aux yeux de Lamennais, que par les services qu’elle a rendus et qu’elle peut et doit encore rendre à la société. Or le grand bienfait social du christianisme a été l’affranchissement du genre humain ; le grand bienfait qu’il attend de la restauration de l’ordre social chrétien du Moyen Age, c’est une nouvelle libération des sociétés humaines, qui ne reposent plus aujourd’hui que sur la force. La liberté, l’indépendance de l’homme à l’égard de l’homme : telle est désormais, et cette fois définitivement, l’idée directrice, l’aspiration fondamentale de toute la vie de Lamennais. On s’explique ainsi que le jour où « le démocrate-chrétien » croira « constater que le Saint-Siège pactise avec le pouvoir » despotique, « et p ? r conséquent fait manquer le christianisme à sa mission libérale, sa vraie raison d’être à ses yeux », il perde sa foi en la hiérarchie, en l’Église « constituée », pour ne s’attacher plus qu’à la grande unité de la société des esprits entre eux et avec Dieu, qu’à l’humanité ? Cf. Maréchal, La jeunesse de Lamennais, p. C92,

1. L’apologétique ménaisienne.

Mais nous n’en sommes pas là. Il s’agit pour l’instant de restaurer l’unité des esprits par l’admission de « croyances » communes. Or comment ramener au christianisme, plus précisément au catholicisme, et au catholicisme intégral, y compris l’infaillibilité personnelle du pape, les esprits de 1820 ? Les vieilles et même les récentes apologies du christianisme sont inefficaces. Lamennais veut bien accorder, quoi qu’en son for interne il pense le contraire, qu’en elle-même l’ancienne apologétique est solide. Cf. lettre à J. de Maistre, 2 janvier 1821, citée par Feugère, p. 288 ; lettre à Saint-Victor, 20 août 1820, Revue des Deux Mondes, 1 er novembre 1923, p. 190. Mais il constate qu’elle a perdu toute puissance sur les esprits formés à l’école des philosophes ; bien plus, elle fait naître des doutes dans les croyants et mène à l’incrédulité. Lamennais l’a éprouvé par lui-même pendant sa courte préparation théologique : « J’ai lii, écrit-il à Jean, les traités dont tu me parles, mais je les relirai. Ce sont, je crois, ceux où il y a le moins à apprendre, du moms si j’en juge par Bailly et M. de la Hogue. Ces gens-là me donneraient l’esprit de contradiction. » Cité par Feugère, p. 213. Mais pourquoi ces apologies sont-elles sans action sur les esprits du xixe siècle, voire même ruineuses pour la foi ? Parce qu’elles emploient pour défendre la religion les armes mêmes dont ses adversaires se servent pour la détruire, l’arme du raisonnement ; parce qu’elles acceptent la lutte sur le terrain choisi par l’adversaire, le terrain de l’individualisme, le terrain des philosophes héritiers de Descartes, héritiers de Luther. Or, sur ce terrain-là, ils sont invincibles : jamais le raisonnement, la recherche solitaire de la vérité religieuse, ne pourra aboutir à produire la oertitude ; c’est une constatation souvent enregistrée, et l’expérience personnelle de Lamennais suflirait à l’en convaincre sans retour. — Mais quelle est la raison profonde de notre impuissance à découvrir seuls la vérité religieuse ? « L’auteur de la nature, répond Lamennais, ne permet pas que cette foi solitaire soit jamais parfaite et inébranlable… lit par là Dieu nous rappelle à la société pour y trouver un point d’appui, la sécurité et le repos de l’âme. » Essai, I. ii, p. 7-8. Nous tenons la clef du mystère. Lamennais l’a reçue de Bonald. Tout s’éclaire si l’on lait attention au caractère social de l’homme et de tout ce qui est dans l’homme, à commencer par l’intelligence : l’individu reçoit tout de la société, el particulièrement l’intelligence, qui ne s’éveille en lui que par l’audition de la parole. Et cette dépendance de l’individu à l’égard de a société, de la raison individuelle à l’égard de la raison

générale, n’est pas un fait temporaire, comme serait la dépendance de l’enfant à l’égard de sa mère pendant la vie utérine ; elle est au contraire essentielle, elle est dans la nature même, elle est donc permanente : l’intelligence même n’existe qu’à ce prix. « Par la nature même des choses, s’isoler, c’est douter. L’être intelligent ne se conserve que dans l’état de société. » Essai, t. ii, p. 173-4. Cf. l’article De l’éducation du peuple, (1818), dans les Premiers mélanges, p. 335, t. vi, des Œuvres complètes, Paris, 1836-37. Donc pas d’intelligence, de vérité, de certitude, sans une perpétuelle communion avec la société : cette communication permanente de la raison individuelle avec la raison générale se nomme la foi, qui est un acte de volonté par lequel nous décidons de tenir pour vrai, non ce que notre raison individuelle verrait ou croirait voir être tel, mais ce que le genre humain estime tel. La foi, c’est l’acceptation de notre dépendance à l’égard de la société, c’est le point d’appui de notre raison, son repos et sa sécurité, Securus judirat orbis terrarum. — — Or, chose admirable, le genre humain lui-même dépose en laveur de la Religion, de la religion chrétienne, de la religion catholique, car c’est tout un ; et voici que les philosophes eux-mêmes, si l’on admet le postulat ménaisien concernant le critérium de la vérité, les philosophes eux-mêmes deviennent nos meilleurs apologistes. « Dans la controverse avec les philosophes, écrit-il à propos du t. m de l’Essai, on a tellement pris le change des deux côtés, que les uns ont donné comme objections les véritables preuves du christianisme (je pense qu’il s’agit des ressemblances entre le christianisme et les autres religions), et les autres comme preuves ce qui forme des objections réelles. Cela m’explique pourquoi tant de gens sont devenus incrédules en lisant les apologistes, tandis que d’autres, et je suis du nombre, ont été amenés au christianisme en lisant les philosophes. » Lettre à Saint— Victor, 24 avril 1822, Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1923, p. 398.

2. Partisans et adversaires.

Voilà les directives que Lamennais proposait, ou mieux imposait aux apologistes catholiques, à l’Église, vers le milieu de 1820, en publiant le t. n de l’Essai. Cette fois il ne doutait pas du succès. Mais, cette fois encore, Lamennais s’était trompé : le succès ne répondit pas à son attente. A part l’adhésion de Bonald, voir son article dans l’Appendice à la Défense de l’Essai, Paris, 1828, 3e édition, p. 243-59, et de J. de Maistre, voir une lettre inédite du 21 septembre 1820, Duine, p. 86-7, « de jeunes ecclésiastiques, en petit nombre, tels que Salinis, Gerbet, Rohrbacher furent presque les seuls à adopter la doctrine ménaisienne et à la défendre ». Boutard, 1. 1, p. 206. Salinis avait été enthousiasmé du premier volume de l’Essai, et s’en était servi pour déterminer la conversion du comte de Senlït, ambassadeur de Bavière à Paris : Lamennais lui soumit son manuscrit du t. n : l’enthousiasme redoubla. « Dans une thèse publique qu’il soutint en Sorbonne vers cei te époque, il (Salinis) développa le système du sens commun avec une si remarquable lucidité que le maître voulut la faire imprimer à la suite de sa Défense, » De Ladoue, Vie de Mgr de Salinis, Paris, 1873, p. 28-29. L’enthousiasme de Rohrbacher ne fut pas moindre ; et Lamennais s’empressa aussi de faire insérer dans le Défenseur la lettre de l’original vicaire de Lunéville à M, Laurentle. Cf. Ricard, L’école ménaisienne, Gerbet, Salinis et Rohrbacher, Paris, s. d., 3e édition, p. 320-21 Quant à Gerbet, cl. t. vi, col. 12 ! » 7. il consacra à la philosophie el à l’apologétique nouvelles deux ouvrages : Des doctrines philosophiques sur la certitude, dans leurs rapports arec les fondements de la théologie (1826), cl Coup d’œil sur la controverse chrétienne depuis les premiers siècles jusqu’à nos jours (1831) En Italie, à