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LAMENNAIS, VIE : L’APOLOGISTE


elles de mieux comprendre comment, quelque vingt ans plus tard, il sortit d’une autre crise et quitta l’autel et l’Église auxquels on l’avait « enchaîné » contre son gré. — L’histoire de sa vocation est marquée par trois épisodes : en 1809 il reçut à Rennes la tonsure (16 mars) et les ordres mineurs (23 décembre) ; après les ordres mineurs, il paraît avoir renoncé au sacerdoce. En 1812, « il se croit de nouveau fixé sur sa destinée ; il demande à recevoir le sous-diaconat, avec cette seule réserve qu’il n’entrera pas dans le clergé diocésain. Et l’évêque lui répond d’une manière cordiale. Mais quand l’heure des ordinations arrive, Féli fait défaut. » Duine, p. 39. A ce moment, il quitte la soutane. Le troisième acte du drame commence en Angleterre, où Féli s’est réfugié pendant les Cent Jours. L’abbé Carron lui a procuré une place de professeur, et a gagné son entière confiance ; Féli n’a pas tardé à s’ouvrir entièrement à son nouveau directeur, et il a remis son sort entre ses mains, comme autrefois il avait fait entre les mains de son frère. Après une retraite qui dura environ six semaines (mi-juillet à fin août 1815), l’irrévocable décision fut prononcée et Féli se soumit. Rentré en France avec l’abbé Carron, il recevait le sous-diaconat à Saint-Sulpice le 23 décembre 1815, le diaconat à Saint-Brieuc le 18 février 1816 et le sacerdoce « quinze jours après », le 9 mars, à Vannes. — Il fallait aller vite si l’on voulait aboutir avec un homme aussi irrésolu que Féli. Quelles raisons opposait donc notre psychasthénique ? Féli éprouve des scrupules, au souvenir de sa vie passée, « toute de crimes », au spectacle de sa vie actuelle, « cette tiédeur, cette mollesse, ce poids des sens qui me lasse et qui m’abat, cet amour propre qui ne se sacrifie jamais qu’à demi et qui renaît sous le couteau même. » (Lettre à Brute, . Il février 1809.) Il redoute l’avenir, et particulièrement de ne pouvoir porter le fardeau de la chasteté. Tous ses goûts naturels le détournent du sacerdoce, pour lequel il ne ressent que « les répugnances les plus vives ». Mais il a beau se défendre : ses directeurs lui montrent dans le sacerdoce la volonté divine ; il se résignera donc à se laisser traîner à l’ordination « comme une victime au sacrifice ». Lamentable abdication d’un être sans volonté ! Mais aussi quelle aberration de la part de tous ces directeurs mystiques, qui persuadent au malheureux que cette absence totale de goût pour le sacerdoce, que ces répugnances mêmes sont précisément une marque de choix ! Ils oublient que, selon l’enseignement le plus authentique de Saint-Sulpice, l’attrait est un des signes les plus essentiels, les plus indispensables de la vocation à l’état ecclésiastique. Et quant aux aptitudes pour le ministère, qui constituent l’autre indice où se reconnaît la vocation sacerdotale, toujours selon la doctrine sulpicienne, était-il indiqué de mettre au service de l’Église un grand écrivain, sans doute, un génie spéculatif, mais aussi un déséquilibré, un obsédé, un impulsif, un douteur, en un mot un psychasthénique inguérissable ?

II. LA PÉRIODE catholique, 1816-1834. — Avec l’ordination, commence pour Lamennais une nouvelle période, une période de dix-huit années, de 1816 à 1834, de sa trente-quatrième à sa cinquante-deuxième année, de la première messe aux Paroles d’un croyant. Elle s’ouvre par l’agonie de cette première messe, lente, et qui provoque sur son front une sueur froide, cf. Feugère, p. 216, et se clôt par une affirmation, je n’ose dire une affectation de la joie d’être « sorti de tout cela », c’est-à-dire de l’état ecclésiastique. Cf. d’Haussonville p. i.xiii. — Quelle est donc la cause secrète de cette souffrance, de ce martyre ? Faut— il n’y voir que la privation des consolations divines, qu’il avait espérées de l’autel quotidien, et qui devaient le dédommager de l’absence de tout bonheur humain, et l’irritation contre un engagement irrévocable, qui

l’empêche à jamais de rechercher mauitenant dans l’amour humain une compensation au « silence de Dieu » ? Mais l’horreur du sacerdoce et la joie d’en être sorti ne s’expliquent pas tout entières par la privation que lui imposait le sous-diaconat : il doit y avoir, il y a sûrement une autre cause ; il y a un mur de séparation entre lui et le sacerdoce, entre lui et le monde ecclésiastique, entre lui et l’Église ; il y a une équivoque qui, à la fin, lui apparaîtra clairement, mais qui déjà le trouble obscurément ; il gardera le silence pendant que s’opérera le travail caché de sa pensée ; un mystère planera sur lui et, comme aux jours de sa sécession, personne ne pourra se flatter de savoir ce qu’il pense, parce qu’il n’en aura fait confidence à personne. Cf. Laveille, Un Lamennais inconnu, p. 349, 351.

1° L’apologiste, 1816-1824. — Le seul remède au mal chronique dont Lamennais souffrit toute sa iî, c’était le travail. Aussi Teysseyre parvint-il à le décider à écrire en faveur de la religion, puisque telle paraissait être sa vocation spéciale, puisque c’était dans cette vue qu’il s’était laissé conférer le sacerdoce. Il lui détermina même le sujet à traiter, lui fournit les notes qu’il avait recueillies, cf. Maréchal, p. 595-633, le harcela, l’importuna, allant même jusqu’à le forcer à travailler devant lui comme un écolier en étude surveillée ; et c’est ainsi que fut composé le premier volume de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion, qui parut vers le 15 décembre 1817. Les témoignages abondent sur le « dégoût » et les « angoisses inexprimables » qu’il a éprouvés en écrivant « un mauvais livre fort à contre-cœur ». (Lettre à Brute, 15 mai 1817). Les contemporains ne furent pas de son avis : le livre obtint un succès extraordinaire : « En un seul jour, M. de La Mennais, se trouva investi de la puissance de Bossuet. » Lacordaire, Considérations sur le si/stème philosophique de M. de La Mennais, Paris, 1872, p. 35. De la gloire, un peu d’argent, et, ce qui valait beaucoup mieux pour son cœur de prêtre, des conversions : Féli se sentit guérir. Et, passant d’un extrême à l’autre, voilà notre douteur qui se sent une vocation de dirigeant ; il y a là, dans sa tête, quelque chose qui demande à sortir ; le succès lui donne confiance ; Dieu semble ainsi l’investir d’une mission : il ne s’agit de rien moins que de renouveler la philosophie et l’apologétique et même la théologie traditionnelles, en même temps qu’on poursuivra la restauration de l’ordre social chrétien du Moyen Age, de Grégoire VII surtout, Ou plutôt « de quoi s’agit-il ? De reconstituer la société politique à l’aide de la sjciété religieuse, qui consiste dans V union des esprits par l’obéissance au même pouvoir. » Essai, t. ii, p. 37, préface, 8e édition, Paris, 1829. Insistons sur ce point, car il est capital pour comprendre les évolutions de Lamennais, pour saisir son véritable rôle. Lamennais est avant tout un politique, un sociologue, dont toutes les préoccupations sont orientées vers les questions d’organisation sociale ou politique ; il ne rêve pas tant le salut éternel des âmes que le salut temporel des sociétés, de la France en particulier. Pour lui assigner une place parmi les penseurs, il faut le situer entre Rousseau et Bonald d’un côté, Auguste Comte de l’autre. Si la religion l’intéresse maintenant, ce n’est pas tant parce qu’elle constitue un devoir envers Dieu, ni même parce qu’elle seule peut nous donner le bonheur, c’est surtout parce qu’elle seule peut fournir une base ferme aux sociétés humaines, en légitimant aux yeux de l’individu le droit de commander et le devoir d’obéir, sans lesquels il n’y a pas de société possible. Et pour Lamennais, comme pour Bonald, et contrairement à ce que croit le sens commun, la religion ne se définit pas : l’ensemble des rapports qui unissent l’homme ou les hommes avec Dieu, mais l’ensemble des rapports qui unissent les hommes entre eux et avec Dieu.JLa