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LACORDAIRE, ECRITS PHILOSOPHIQUES


ait eu la moindre influence sur sa conversion ; il en est, dès cette époque, l’adversaire déclaré, la tenant pour une innovation dangereuse. Non seulement il repousse le système ; mais toute sa correspondance, au temps de son séminaire, indique qu’il s’en tient à la méthode apologétique traditionnelle. Quand, plus tard, en 1830, il se rapprochera de Lamennais pourprendre part à la campagne de L’Avenir, ce ne sera point parce qu’il adopte la philosophie de l’auteur de l’Essai, mais parce que celui-ci est devenu l’adversaire du gallicanisme, le champion de la liberté de l’Église et des droits du Saint-Siège. Après la condamnation des doctrines politiques de L’Avenir par l’encyclique Mirari vos, Lacordaire, ayant rompu avec Lamennais, dans les circonstances que l’on sait, pouvait donc entreprendre une critique de l’Essai sans avoir à renier son passé philosophique.

Dans ses Considérations, Lacordaire expose, en une analyse juste et rapide, le système de Lamennais. Le but de celui-ci est de réconcilier ces deux puissances : la raison et la religion ; mais, en fait, il aboutit à la destruction radicale de toute évidence possible pour la raison individuelle, à laquelle est substituée, comme base de certitude, l’autorité du genre humain. Lacordaire se demande quelle autorité on attribuait au genre humain, dans la doctrine de l’Église, avant Lamennais, c’est-à-dire quelles sont les vérités reconnues, en dehors de toute controverse, par les philosophies et les peuples. Ces vérités sont d’abord : les axiomes de l’entendement ou premiers principes, l’existence de Dieu, la différence du bien et du mal, l’exigence d’une sanction. Les docteurs chrétiens constataient cet accord des philosophies et des peuples, mais ils n’en concluaient pas, pour autant, que le genre humain fût infaillible. Enfin on trouve dans l’histoire des peuples un certain nombre de traditions semblables, quoique diversement défigurées, telle l’espérance d’un rédempteur, traditions qui étaient les débris flottants, dans la mémoire des hommes, de la révélation surnaturelle. Les docteurs ont constaté cette tradition comme un fait, mais sans dire que « les lèvres de l’humanité étaient infaillibles et inspirées ; » ce n’était pour eux qu’une contre-épreuve d’une vérité attestée par une autorité autre que celle du genre humain. En effet la nécessité d’une autorité enseignante et infaillible a toujours été la base du christianisme. Citant 1res longuement saint Augustin, Lacordaire montre que l’idée de l’impuissance de la philosophie, non pas à établir certaines vérités relatives à la destinée et à Dieu, mais à « unir les hommes » dans un enseignement s’imposant à tous, servait de point de départ aux écrivains catholiques pour établir la nécessité d’un autre enseignement de la vérité. Mais quelle est donc cette autorité enseignante qui communique aux hommes la parole divine ? Est-ce le genre humain, comme le veut Lamennais’? « Mais c’est le genre humain lui-même qui a besoin d’être enseigné. C’est lui que n’ont pu éclairer les philosophes et qui n’a pu éclairer les peuples. > Les apologistes n’ont jamais attribué qu’à l’Église l’infaillibilité de l’autorité enseignante. Lamennais, en attribuant cette infaillibilité au genre humain comme à l’Église, a donc « changé l’axe de la discussion catholique. »

Mais, si la philosophie est incapable, par elle seule, « l’unir les multitudes dans la vérité, et si, à cet effet, un enseignement divinement révélé est nécessaire, elle n’en a pas moins été jugée utile à la défense de l’Église. Saint Thomas en donne une illustre preuve, écrit Lacordaire. El il donne la traduction des passages du Contra génies, t. I, c. ii, m et ix, dans lesquels le Docteur Angélique expose la méthode de la véritable défense chrétienne : Dans les vérités de foi qui regardent Dieu, il en est de deux sortes ; les unes surpassent

toutes les facultés de l’entendement, telle l’unité de Dieu en trois personnes ; elles s’établissent par l’autorité de l’Écriture et sont défendues contre les objections des adversaires au moyen du raisonnement. D’autres vérités sont accessibles à la raison naturel’e en même temps qu’elles sont des dogmes, telle l’existence de Dieu : ces vérités sont établies par démonstiation rationnelle. Ainsi l’Église utilise la philosophie comme préparation à la foi et comme confirmation de la foi. La grande erreur de Lamennais a été de ne vouloir établir la foi que par la philosophie. Cette erreur vient de son point de départ, de sa théorie philosophique de la certitude en général. Les docteurs avaient admis deux sources de certitude : 1° La certitude d’évidence vis-à-vis des premiers principes nécessitant, immuables de la raison, et vis-à-vis des vérités qui en découlent par démonstration ; 2° la certitude d’autorité, quand il s’agit de vérités obscures crues sur témoignage extérieur, lequel n’est d’ailleurs reconnu infaillible que par l’évidence de son autorité. Or Lamennais a renversé de fond en comble cette organisation de la vérité, lia nié les droit s de l’évidence et mis de vive force l’autorité en tête de la raison. Et il n’a admis qu’une seule autorité, celle de la raison générale, dont l’Église elle-même ne serait qu’une manifestation et un complément.

Telles sont quelques-unes des idées contenues dans le livre de Lacordaire. Écrit de façon plus oratoire que philosophique, à la manière même de l’Essai sur l’indifférence et d’ailleurs dans la manière de l’époque, les Considérations contiennent parfois des pensées Ilottantes, rendues imprécises par l’abus des métaphores et qu’il est nécessaire d’éclairer par l’ensemble du contexte. Du moins l’ordre logique en reste très clair et les idées dominantes en sont parfaitement saisissables : la méthode apologétique traditionnelle est préférable, pour la défense du catholicisme, à la méthode mennaisienne qui est inutile et dangereuse ; le principe du traditionalisme est une erreur : la foi ne précède pas la raison dans l’ordre des vérités naturelles qui ont leur domaine indépendant ; toutes les vérités ne sont pas indistinctement objets de révélation, mais celles là seulement qui dépassent la capacité naturelle de l’intelligence.

La constatation, chez Lacordaire, de telles convictions est fort importante pour comprendre la position apologétique qu’il adoptera plus tard dans les Conférences de Notre-Dame. Si l’apologétique s’y présente avec une originalité caractéristique que nous dirons plus loin, il ne faudra point s’aviser d’y voir une méconnaissance ou une improbation de la méthode traditionnelle, les Considérations n’ayant pas d’autre but que d’approuver celle-ci et sa valeur dans la défense du christianisme. — Autre remarque : Si Lacordaire, dans ses Considérations, réprouve le traditionalisme mennaisien, il ne faudra donc pas s’aviser d’aller glaner au hasard, dans les Conférences, des phrases détachées de leur contexte et d’y chercher une pensée philosophique qui serait la prolongation de celle de Lamennais. Quand, par exemple, Lacordaire dira : « l’homme est un être enseigné » ; « la parole est médiatrice de la vérité », il n’exprimera pas un droit absolu, mais un fait. Transposant avec hardiesse les expériences sur lesquelles prétend s’appuyer le traditionalisme pour dénier toute certitude à la raison et la remplacer par une foi dont on ne. saurait dire si elle est naturelle ou surnaturelle, Lacordaire, se plaçant d’emblée dans le monde surnaturel et voulant faire accepter la possibilité d’une révélation divine concernant les vérités qui dépassent la capacité de l’intelligence humaine, en indique la convenance dans ce fait que l’enfant croit à la parole de sa mère, que le disciple accepte l’enseignement avant de devenir