Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 8.2.djvu/460

Cette page n’a pas encore été corrigée

2329

    1. KANT ET KANTISME##


KANT ET KANTISME, LES DISCIPLES

2330

puisqu’il a consacré toute sa vie à l’étude de la doctrine critique et qu’il a publié le commentaire monumental — et inachevé — de la Raison pure. Vaihinger résume l’essence du kantisme en une formule redoutablement simple. Kant, ayant prouvé que nous ne pouvions avoir aucune connaissance objective du transcendant, ajoute que, pour mener une vie morale, il faut « faire comme si » quelque chose correspondait à ces concepts invérifiables. Ce serait donc la théorie de l’illusion volontaire et connue comme illusion. Toute la vie morale et, partant, toute la vie religieuse serait une manière héroïque et splendide de comédie consciente. Ne disons pas que l’homme s’en fait accroire à lui-même. Nullement, il ne se laisse pas duper par son attitude. Il sait que rien de transcendant ne peut être objectif ; mais, courageusement, il accepte ce néant et lui confie, parce qu’il le veut et pour ce seul motif, toute son existence. Ne dites pas que c’est fou. C’est simplement unique, et on se trompe quand on juge cet acte en le comparant à d’autres. Il n’obéit qu’à sa propre loi.

Vaihinger prétend que Kant n’a jamais pensé autrement et que c’est pervertir toute la critique que de parler d’un transcendant même hypothétiquement objectif. Pour lui, il n’y a aucun motif à l’action morale sauf ma décision d’agir comme il faut. Et agir comme il faut, c’est agir comme si la validité de cette action était objectivement garantie. Il n’y a pas de Dieu, mais la religion consiste non à croire ou à ne pas croire l’existence de Dieu, elle consiste uniquement dans une certaine manière d’agir. Et cette manière d’agir est identique, quand on croit naïvement à l’existence d’un Dieu, juge et législateur, et quand, sachant que ce Dieu n’existe pas, on organise sa vie comme s’il exis1ait. Du point de vue pratique, la fiction et la réalité sont interchangeables, dès que la fiction est employée comme principe de l’action. Vaihinger, Philosophie des ALS OB.

Cette exégèse violente ne nous semble pas fidèle à la pensée kantienne. Elle a d’ailleurs suscité de longues protestations. Adickes, après avoir étudié YOpus poslhamum de Kant, déclare carrément qu’il ne peut être question de prêter à son auteur une forme quelconque d’athéisme. Kant ne dit pas : nous savons qu’il n’y a pas d’Être suprême, mais nous devons agir comme s’il y en avait un ; il dit : nous ne savons pas s’il y a un Être suprême, mais nous devons agir comme si nous le savions, alors qu’en réalité nous n’en sommes sûrs que par un acte de foi, c’est-à-dire, parla décision libre de l’admettre. Cf. H. Scholz, Die Religionsphilosophie des ALS 03, Leipzig, 1921. A part ces mouvements superficiels autour de l’interprétation de sa doctrine, et quelques discussions sur la technique du système, la philosophie religieuse de Kant est morte.

Appréciation générale.

Les commentateurs les plus sérieux ont reproché à Kant de s’être trop souvent contredit (Adickes, Norman Kemp Smith, Caird, Ward, etc.). Il est sûr que son vocabulaire est extrêmement imprécis et maladroit. Quand on aura le courage de publier tel quel YOpus posthunuun, et non plus les falsifications délibérées d’Arnoldt, soucieux de montrer Kant sous un beau jour, on verra — ce qui apparaît déjà dans les fragments d’Adickes — que Kant était incapable de définir nettement les termes dont il avait fait un usage constant dans la critique. Sensation, perception, intuition, expérience, concept, a priori, divers (mannigfaltig) de la sensation, il prend tout cela pour des termes clairs. Il les prend dans son manuel de classe, et les utilise sans les préciser.

Mais, ce qui est plus grave, à la faveur de ce vocabulaire décevant, il introduit toute sorte de distinctions fictives, et crée des problèmes quand il s’agit de remettre de l’unité dans ces divisions. On a vu que toute la Critique repose sur la distinction des jugements analytiques et synthétiques. Cette distinction est, elle-même, fondée sur la notion du concept d’une chose en tant que distinct de la perception de cette chose. Dès qu’on rejette l’innéisme cartésien, il faut bien reconnaître que la distinction entre ce que je perçois et ce que je conçois dans les choses n’est pas du tout radicale, comme le veut Kant. Jamais il n’a pu sortir des difficultés énormes, où sa théorie l’enfermait, et quand il a voulu donner des exemples (corps pesants, corps étendus), la faiblesse, l’incohérence de sa doctrine a éclaté. Pourquoi le concept d’étendue serait-il analytiquement compris dans celui de corps ? Pourquoi le poids n’y serait-il pas aussi enfermé ? Il n’y a pas de concept déterminé d’une chose avant l’expérience. La différencc entre le jugement analytique et le jugement synthétique pourra donc n’être que celle de deux stades successifs de la connaissance ? Les lacunes de la philosophie théorique de Kant ont déjà été signalées ailleurs. Voir art. Criticisme, dans Dictionnaire apologétique de la foi catholique.

Les faiblesses de la philosophie religieuse sont plus immédiatement apparentes. La conception fondamentale est viciée. Kant s’imagine que la loi est la chose première et que les natures sont faites pour obéir à des lois ; c’est tout juste le contraire : c’est la nature qui est première et la moralité consiste, non -pas d’abord à obéir à une loi, mais à être ce qu’on est. l.a loi est dérivée et secondaire. Elle est jugée par la nature ; elle ne la juge pas. Kant, ayant méconnu cette vérité primordiale, n’a pu faire de place dans son système ni aux enfants, ni aux faibles, ni à l’immense diversité des hommes. La diversité ne l’intéresse pas ; l’individu pas davantage ; le progrès pas du tout. Toute sa philosophie est celle du « jactum esse >. Il est dans l’impossibilité de rendre compte du fteri.

Bien plus, comme la diversité ne l’intéresse pas, le sensible, la matière, le corporel est pour lui sans valeur. Une chose sainte est dans sa théorie un concept contradictoire.

Et l’amour moral est lui-même impersonnel et mathématique. Une loi ; derrière la loi, parce que je veux bien l’admettre, un législateur anonyme et inintelligible : une volonté à tendance mauvaise, sans qu’on puisse dire pourquoi, et dont le devoir, inexplicable lui aussi, est d’obéir à la loi, non parce que c’est telle volonté ou telle loi, mais en dehors de toutes les conditions de temps et d’espace « par pur respect de la loi pure >.

Entre la nature et le devoir, entre la connaissance et la pratique ; entre la foi et la science, entre l’homme et Dieu : entre les choses et l’esprit : entre le sentiment et la raison, Kant, renchérissant encore sur la fâcheuse tendance de son époque, a partout coupé les ponts. La philosophie et le monde n’en avaient guère besoin.

Indications bibliographiques très abondantes dans Ueberweg, Grundriss der Gcschichle (1er Philosopliie, III’Teil, die N’euzeit, 11’édit., par Frischeisen-Kohler, 1914, p. 67 sq. — Une bibliographie aussi complète que possible des ouvrages publiés en Allemagne sur Kant a été tentée par Adickes. Cf. références dans Ueberweg, toc. cit. Nous nous bornons ici à quelques noms essentiels. En français, les deux meilleurs exposés du kantisme sont, outre l’article Criticisme kantien, du P. Aug. Valensin dans le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, t. i, col. 731-760, l’ouvrage de V. Delbos, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905 (copieux, très érudit, un peu nuageux, à force d’être nuancé), et celui dn P. Maréchal, S..1., Le point de départ de la métaphysique, 3e cahier : La critique de Kant, Paris, Bruges, 1923 (expose très consciencieux, participant un peu de l’obscurité de l’original, et fait du point de vue du dynamisme de l’intelligence, très suggestif). — En anglais, depuis le livre fondamental d’Edward Caird, The critical philnsoplnj of Kant, Londres, 1889 (hégélien), le meilleur commen-