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    1. KANT ET KANTISME##


KANT ET KANTISME, THÉORIE DE LA RELIGION

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manière de penser ne concernent que la raison théorique ; et la religion est tout entière confinée dans l’action morale relevant uniquement de la raison pratique. Toutes les querelles doctrinales passées ou présentes ont donc pour origine non seulement une erreur sur l’objet du débat, mais d’abord sur sa portée. On croit se battre pour une valeur religieuse et défendre une chose sainte, et c’est ce qui n’arrive jamais, puisque la seule chose sainte, c’est le vouloir moral qu’aucune violence, aucun conseil, aucune contrainte ne peut provoquer. Les guerres de religion ne sont donc que de tragiques malentendus, et la notion d’orthodoxie elle-même est ridicule. — On peut voir, dans un exemple typique, à quelles outrances de pareilles théories aboutissaient. Partant de sa définition d’une religion purement morale, Kant conclut que le judaïsme n’est aucunement une religion. Pour appuyer ce paradoxe, il invoque deux raisons. Le judaïsme sous sa l’orme primitive n’est qu’un amas de prescriptions rituelles, donc vides de toute valeur religieuse ; et la caste sacerdotale, pour mieux dominer le peuple, a substitué au motif moral des actions la perspective des récompenses messianiques ou du bien-être temporel. Cette altération, ou plutôt cette perversion consciente, a privé le judaïsme de toute signification religieuse. Il n’est donc qu’une communauté d’ordre politique. Le christianisme n’a pu devenir religion qu’en rompant complètement avec la synagogue et en substituant au culte la morale. Tous les efforts pour masquer cette solution de continuité ne sont que des habiletés pratiques destinées à faire accepter la nouvelle religion. C, t. vi, p. 273-274 ; B., t. vi, p. 125-127 ; R., t. x, p. 150-153. On reconnaîtra facilement dans ces tableaux naïfs dessinés par Kant le défaut complet de sens historique et l’indigence de l’information.

d) Inutilité de la prière.

La réduction peut encore se poursuivre. La religion de Kant est une religion vide de prière. Bien plus, sans craindre le formidable paradoxe, il écrit tranquillement qu’entre la prière et la religion il y a une opposition radicale et que l’homme vraiment religieux « cesse de prier ». C, t. iv, p. 526 ; R., t. xi a, "p. 268-269. De son point de vue étroit, la prière ne pouvait être qu’une « hypocrisie ». Il l’écrit textuellement. Et en eiïet la ligne de son raisonnement le condamne à ces outrances. Tout le passage est à citer. Il est de l’époque où Kant est en possession de toute sa pensée (1788-1791) : « Attribuer à la prière d’autres effets que des effets naturels est une sottise qui ne demande pas à être longuement réfutée. La seule question admissible est celle-ci : ne faut-il pas conserver la prière à cause de ses résultats naturels ? » Ces résultats sont une conception plus nette des choses par la réflexion ; une représentation plus vive des motifs d’action et donc une sorte de pédagogie du vouloir moral. Kant rejette tout cela comme purement subjectif et parce que les mêmes résultats peuvent être obtenus en dehors de toute prière par des excitants psychologiques appropriés. Puis il ajoute, comme argument décisif : « La prière est hypocrite ; qu’elle soit vocale ou mentale, l’homme se représente toujours la divinité comme un objet sensible, alors qu’elle n’est qu’un principe rationnel. L’existence de Dieu n’est pas prouvée ; elle n’est que postulée et ne peut donc servir qu’à l’usage précis pour lequel la raison a été contrainte de la postuler. On dit : « Prier Dieu ne peut pas me nuire ; s’il n’existe pas, ma prière n’est qu’une bonne action superflue ; s’il existe, ma prière sera une action utile. » C’est là de l’hypocrisie, car la prière suppose précisément dans celui qui la fait la certitude de l’existence de Dieu. Aussi celui qui a déjà fait de grands progrès dans le bien cesse de prier ; car la franchise fait partie de ses règles de conduite ; de là vient aussi que ceux que l’on surprend en train de prier en sont honteux. Lorsqu’on parle en public au peuple, on peut et on doit garder l’usage des prières, parce qu’elles sont d’un grand effet rhétorique et peuvent produire une forte impression ; et d’ailleurs, quand on parle au peuple, il faut s’adresser à ses sens et descendre à son niveau autant que faire se peut. » C, t. iv, p. 526 ; R., t. xi a, p. 269.

Les expressions dont Kant se sert pour définir l’oraison ne manquent pas de vigueur : « Considérer la prière comme étant intrinsèquement un acte de piété, c’est une folie superstitieuse, c’est du fétichisme. » C, t. vi, p. 345 ; B., t. vi, p. 194 ; R., t. x, p. 235. La prière ne peut être que l’expression d’un désir et formuler ses désirs devant un être (Dieu) qui n’a pas besoin qu’on les lui expose est un acte dépourvu de valeur. Cet acte, n’étant pas inscrit au catalogue de nos obligations morales, ne peut d’aucune façon devenir religieux.

Kant ne tolère que deux exceptions ou plutôt deux restrictions à la thèse qui condamne toute prière,
a. On peut, si on le veut, appeler « esprit de la prière » le désir d’accomplir tout son devoir moral, « comme si » ce devoir était le service d’un Dieu. C, t. vi, p. 316 ; B., t. vi, p. 195 ; R., t. ix, p. 236. Ce désir, qui doit être permanent dans l’homme de bien, est la seule « prière sans relâche » qui soit possible.
b. Enfin la prière liturgique peut être tolérée, non comme s’adressant à Dieu, mais comme une mise en scène émouvante du devoir moral (non comme Gnadenmittîl, mais comme ethische b’eàerlichkeit).

Nous verrons plus loin ce que devient dans cette doctrine l’Oraison dominicale.

Pour Kant, donc, prière et religion s’excluent mutuellement. Cette condamnation de la prière au nom même de la religion était inévitable, une lois posées les prémisses de la Raison pratique et l’identification de la religion avec l’obéissance à la loi morale.

e) Inutilité du culte et de toutes les formes d’ascétisme.

Si la prière n’a rien de religieux dans la théorie kantienne, il va de soi que le culte tout entier est frappé de la même condamnation, et avec le culte tout l’ascétisme. Kant appelle tout cela de la folie, du délire, Wahnsinn. Il n’y a d’après lui dans l’exercice de n’importe quel culte rien d’autre qu’une évidente illusion. L’homme, si raisonnable qu’il soit, trouve cependant une satisfaction dans les témoignages d’estime et les marques d’honneur dont il est l’objet et il transporte cette psychologie dans sa conception de Dieu. Il s’imagine taire quelque chose d’agréable à Dieu en accomplissant des exercices pieux, et il remplace indûment le concept purement moral de la religion par la notion d’un culte divin, der Begriff einer gottesdienstlichen, statt des Begrifjs einer reinen moralischen Religion. C, t. vi, p. 248 ; B., t. vi, p. 103 ; R., t. x, p. 122.

La vraie religion s’occupe de l’homme et l’améliore, la fausse religion s’occupe de Dieu et veut lui plaire. Imaginer à côté des préceptes moraux de l’honnêteté naturelle des commandements positifs émanant d’un législateur divin est une pensée contradictoire, car « le concept d’une volonté divine déterminée suivant des lois purement morales, ne laisse place qu’à un seul Dieu et à une seule religion, elle-même purement morale. » C, t. vi, p. 219 ; B., t. vi, p. 104 ; R., t. x, p. 123. D’ailleurs des préceptes positifs devraient se ramener à une révélation historique, comme à leur origine, et on a vu que toute révélation, de par son concept même, était exclue de l’essence de la religion.

Avec un parfait mépris pour les faits, Kant applique son principe aux religions existantes, et il en volatilise presque tout le contenu. Les musulmans considèrent cinq espèces d’action comme des préceptes religieux ; les ablutions rituelles, la prière, le jeûne du Ramadan,