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JUSTIFICATION, DOCTRINE DE LA RÉFORME


mêmes, « jusqu'à ce qu’ils aient la confiance de se tenir devant Dieu comme s’ils étaient ornés de vertus et de mérites. » Véritable pélagianisme pratique où est oubliée la part nécessaire de la grâce. Or, continue Luther, « cette opinion, ou plutôt cette erreur, je l’ai partagée moi-même, et je travaille encore à la combattre sans en être venu à bout. » Enders, Luthers Briefwechsel, t. i, p. 29. Ce qui l’a détrompé, c’est, expliquait-il dans un sermon antérieur de quelques mois, le fait persistant de la concupiscence, qui est pour lui à la fois invincible et coupable. « Nous constatons que, malgré toute notre sagesse…, il nous est impossible d’extirper de notre être la concupiscence. Elle est pourtant contre le précepte qui dit : « Tu ne « convoiteras point, » et nous éprouvons tous qu’elle est absolument invincible. » Édition de Weimar, t. i, p. 35. C’est le Cerbère que rien n’empêche d’aboyer, le géant Antée que personne ne peut vaincre. Com. in Rom., v, 14, édition Ficker, Leipzig, 1908, t. ii, p. 145.

Luther semble l’avoir surtout ressentie sous la forme subtile de cet orgueil propre aux âmes correctes, qui en arrivent aisément à entretenir pour ellesmêmes une secrète complaisance. « Dans ma folie, je ne pouvais comprendre comment, après m'être repenti et confessé, je devais m’estimer un pécheur semblable aux autres et ne me préférer à personne ; alors, en effet, je pensais que tout avait été effacé, même intérieurement. » Ibid., iv, 7, Ficker, t. ii, p. 109. Sous le coup de cette expérience, il en vint petit à petit au sentiment contraire, c’est-à-dire que le péché continue à vivre en nous et que notre volonté est irrémédiablement mauvaise. Il ne saurait donc être question de justification intérieure, puisque le péché originel subsiste en nous sous forme de concupiscence. « Toutes les vertus coexistent dans l'âme avec les vices contraires… Le juste est toujours dans le péché du pied gauche, c’est-à-dire par le vieil homme, et dans la grâce du pied droit, c’est-à-dire par l’homme nouveau. » Sermon du 27 décembre 1515, édition de Weimar, t. iv, p. 664. Dire que nous sommes régénérés intérieurement, c’est conduire les âmes au désespoir. Il ne nous reste plus qu'à nous réfugier vers le Christ comme le poussin sous les ailes de la poule. « Parce que charnels, il nous est impossible d’accomplir la loi ; mais le Christ seul est venu l’accomplir… et il nous communique cet accomplissement. » Ibid., 1. 1, p. 35. « Il fait mienne sa justice et sien mon péché, Mais s’il a fait sien mon péché, je ne l’ai donc plus et je suis libre. S’il a fait sienne ma justice, je suis juste désormais de sa justice à lui. » Com. in Rom., ii, 15, Ficker, t. ii, p. 44. Il n’est besoin pour cela que de reconnaître « que nous ne pouvons pas vaincre le péché » et de croire en sa parole. « Par cette foi il nous justifie, c’est-à-dire qu’il nous tient pour justes. » Ibid., iii, 7, Ficker, p. 60.

2. Notion subjective de la justification.

Tous ces textes, antérieurs à la révolte de Luther, indiquent le travail qui s'était fait en son âme et comment la conscience de sa faiblesse morale, succédant à une excessive présomption, l’accule au plus noir pessimisme, d’où il ne parvient à sortir qu’en faisant planer sur son incurable misère une foi aveugle en la miséricorde de Dieu et en l’application extérieure des mérites du Christ Sauveur. « Dans ce « système » tout est subjectif : pour Luther un point de dogme n’est vrai qu’autant qu’il lui apparaît comme tel. En s’inspirant de sa pratique orgueilleuse de la vertu, la seule qu’il connût, et qu’il attribuait à tous, il répète sans cesse que toutes les œuvres faites avant la justification et l’acte même d’amour de Dieu sont à condamner comme des œuvres de la loi. En s’inspirant de son expérience personnelle, et dont seul il portait la

responsabilité, il déclare que partout et toujours la concupiscence est invincible, et il l’identifie avec le péché originel. De son intérieur, quMl attribue gratuitement à tous, jaillit la chimère de la justice extérieure du Christ, qui nous couvre comme d’un manteau. » Denifle, trad. Paquier, t. ii, p. 459-460. Cf. Loofs, Dogmengeschichle, p. 635-638 et 713-714, après Ritschl, op. cit., p. 153-159 et 174-185.

En un mot, la théorie de la justification par la foi s’est formée dans l’esprit de Luther pour remédier à une crise profonde de son âme. C’est une construction théologique inspirée par le sentiment de sa détresse morale et qui ne cesserait plus d'être alimentée par elle. Il en fut de même, bien qu'à un degré moindre ou en tout cas moins connu, pour les autres réformateurs. Voir pour Calvin sa lettre-manifeste à Sadolet, du mois de septembre 1532, dans Opéra, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. v, col. 411-412. D’où la tendance, ici érigée en doctrine, à transformer la justification en un drame psychologique où le problème serait pour chacun d’acquérir l’assurance de sa réconciliation avec Dieu. Voir Expérience religieuse, t. v, col. 17871792.

Aussi cet argument expérimental tient-il déjà une grande place chez Mélanchthon, soit pour critiquer la doctrine catholique qui serait coupable d'épouvanter les consciences, Apol. conf., iv, 21, dans Mùller, op. cit., p. 90-91, et iii, 83, p. 121-122, soit pour appuyer la conception protestante seule capable de les rassurer. Ibid., 170-200, p. 133-141.

Les protestants de toutes les écoles applaudissent à cette transformation comme à un progrès, qui transplanterait la grâce de l’ordre abstrait dans la vie profonde des âmes. Et cette apparente satisfaction donnée aux besoins religieux de consciences inquiètes a pu contribuer au succès de la Réforme, comme elle a certainement présidé à ses premières origines ; mais cet avantage, si c’en est un, est compensé par le danger trop réel qui par là expose nécessairement la doctrine de la justification à se contaminer d'éléments tout subjectifs.

Causes auxiliaires.

 A ce facteur de l’expérience

personnelle, qui fut de beaucoup le principal, d’autres vinrent prêter leur concours.

Et d’abord le souci d’exégèse historique et littérale mise à la mode par l’humanisme. Combiné avec le mysticisme ardent des premiers réformateurs, il eut pour effet général d’opposer aux systématisations scolastiques la parole de Dieu. Saint Paul en particulier apparut comme le témoin de cet Évangile vécu dont on éprouvait alors le besoin. D’où une attention plus grande accordée à ses déclarations pessimistes sur la nature humaine, à ses formules abruptes sur la justification par la foi.

Non pas que cette doctrine portât nécessairement en elle-même le principe dogmatique de la Réforme. Des humanistes comme Lefèvre d'Étaples ou Érasme savaient prendre la pensée de l’Apôtre dans sa plénitude, au lieu de s’attacher à tel ou tel de ses aspects incidents, et par là lui garder sa signification catholique. Textes dans Denifle, Die abendlâtidischen Schriftausleger, p. 279-307. L’exégèse paulinienne ne pouvait suggérer la justification par la foi seule, sans ou contre les œuvres, que chez des mystiques acquis par ailleurs à cette idée et suffisamment passionnés pour la projeter dans les textes. Mais elle pouvait et devait entretenir cette conception dans des esprits qui l’avaient déjà, en leur fournissant l’illusion de la retrouver dans l'Écriture. Il n’est pas indifférent à l’histoire de noter que la plus notable approximation du système luthérien se trouve dans le commentaire de Luther sur l'Épître aux Romains. Textes choisis dans Denifle, ibid., p. 309-331. Et l’on sait que saint