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JUGES (LIVRE DES), HISTOIRE DES JUGES


promulgue le jahvéisme, arrache les tribus à la servitude égyptienne et les conduit à travers le désert jusqu’aux portes de Canaan ; Josué leur ouvre la Terre promise ; les Juges les libèrent d’une oppression momentanée. Puis chacun d’eux, son œuvre accomplie, disparaît ; s’il continue à tenir un rôle qui le place au-dessus des autres, c’est uniquement par suite d’une prorogation de son prestige occasionnel ; avec lui, en tout cas, son pouvoir s’évanouit. Ici, au contraire, le peuple offre directement l’autorité suprême ; si l’élu ne l’accepte pas, il l’exerce ; il la fait sanctionner par une manière d’impôt, il la garde sa vie durant, on peut même dire qu’il l’exploite, et elle est si bien à lui qu’il la lègue à ses enfants parmi ses autres biens et que ses enfants la détiennent après lui sans nouvelle intervention ni divine ni humaine, mais par le simple jeu de l’hérédité. A dire vrai, sans en avoir pris le titre, Gédéon se comportait en roi.

S’il ne gouvernait pas à la façon d’un roi, il vivait en chef ou en prince dont l’autorité n’était pas contestée. Celle-ci pourrait même avoir été plus considérable que nous ne serions d’abord enclins à l’admettre. Nous venons, en effet, de voir Gédéon à la tête de contingents levés dans toute la Montagne d’Éphraïm, dans une partie de la plaine de Jezraël et dans les collines de Galilée, ce qui suppose sans doute beaucoup de générosité chez ceux qui répondirent à son appel, mais pour le moins autant de prestige chez celui qui l’avait lancé. En outre, dans l’épilogue qui va suivre, nous constaterons que même la grande ville de Sichem, le véritable centre d’Éphraïm, l’une des métropoles antiques où l’élément cananéen s’était maintenu puissant, reconnaissait très nettement son pouvoir, et lui n’était pourtant qu’un membre d’Abiézer, le plus petit clan de Manassé. Enfin l’histoire d’Abiméléch va nous apprendre que l’autorité de Gédéon était si bien reconnue qu’on ne la discutait point, même sous cette forme bizarre d’un pouvoir transmis collectivement à tous ses fils, et que l’un d’eux n’aura qu’un mot à dire pour la faire transformer en autorité royale. Nous pouvons regretter que les textes à notre disposition ne soient pas plus complets sur l’origine, l’étendue, la force et la durée de cette principauté ; ils nous aident pourtant à entrevoir la place importante qu’il convient de faire à Gédéon dans le développement de la centralisation des tribus.

Gédéon vécut le reste de ses jours à Ophra. Le sanctuaire qu’il avait si courageusement édifié et que l’on fréquenta longtemps encore après lui témoignait de sa piété droite et ferme ; l’autorité qu’il exerçait, de la considération de ses concitoyens pour ne pas dire de la docilité de ses sujets ; les nombreuses femmes de son harem, de sa prospérité ; ses fils nombreux, de la bénédiction d’en haut. Il mourut plein de jours après une vieillesse heureuse et fut déposé dans le tombeau de Joas, son père. Ses victoires restèrent fameuses en Israël ; Isaïe et un psalmiste chanteront « la journée de Madian », Is., ix, 3 ; x, 26 ; Ps., lxxxiii (Vulg. lxxxii), 10, où Gédéon, en refoulant les nomades venus pour le pillage, leur avait enlevé toute idée de revenir pour la conquête. Il laissa la mémoire d’un homme pieux avec réflexion, hésitant par nature mais docile presque malgré lui aux inspirations de sa foi, et doué, quand il savait enfin venue l’heure d’agir, d’un courage tenace jusqu’au plein succès L’un des derniers rédacteurs de son histoire se scandalisa de l’éphod qu’il avait fait fabriquer ; peut-être pourrait-on supposer que cet objet religieux resta effectivement en usage dans le sanctuaire d’Ophra jusqu’à une époque où ce genre de consultation, supplanté par la consultation des prophètes, ne répondait plus aux

croyances ni aux pratiques. Mais, par contre, on ne saurait assez louer le coup d’éclat accompli par Gédéon quand il renversa l’autel du Baal, où tout son village sacrifiait, pour le remplacer par un autel de Jahvé. Ce fut le geste non pas seulement d’un convaincu, mais d’un apôtre : à cette période primitive, Gédéon apparaît comme un champion du monothéisme.

A sa mort, les liens de cette royauté naissante étaient encore si lâches et l’organisation du pouvoir, si rudimentaire, qu’on se borna tout d’abord à laisser l’autorité indivise entre les mains des fils de Gédéon, qui résidaient à Ophra. Or Gédéon avait eu à Sichem une épouse de second rang, apparentée à un clan assez influent de la ville, et qui lui avait donné un fils nommé Abiméléch. Celui-ci fit exécuter les autres fils de Gédéon, sauf le plus jeune Jotliam, et devint roi de la principauté de Sichem ; il régna trois ans. L’élément cananéen de l’antique métropole se lassa vite de ce roi hébreu et se révolta contre lui. Abiméléch détruisit Sichem de fond en comble, mais périt peu après devant Tébec.

En dehors de l’intervention de Jahvé vengeur, deux raisons principales expliquent cet échec. D’abord le fait que, à la mort de Gédéon, aucun de ses fils n’ait été désigné personnellement pour lui succéder, puis l’ingérence d’un parti cananéen encore puissant dans les affaires politiques d’Israël. Ce second fait surtout est significatif ; il montre à quel point la conquête imparfaite du pays de Canaan entravait le développement normal de la nation hébraïque. Dans cette Montagne d’Éphraïm, où pourtant elle s’était le plus solidement établie, ses ennemis héréditaires subsistaient ; ils se mêlaient à elle dans une proportion qui parfois leur donnait la prépondérance ou bien les incitait à tenter de la reconquérir ; des Israélites épousaient leurs querelles et s’enrôlaient dans leurs rangs ; même dans la religion, Israélites et Cananéens marchaient côte à côte et sympathisaient : le danger de l’absorption d’Israël par Canaan n’était pas entièrement conjuré.

Nous ne pouvons évaluer au juste l’influence que devait exercer sur l’ensemble du pays occupé la présence en maints endroits, et notamment dans les grands centres urbains, de ces foyers de « canaanisme » ; on entrevoit du moins qu’elle faisait obstacle à l’influence en général plus saine des milieux de la campagne, où l’élément cananéen s’opposait avec moins de succès ou même s’assimilait à l’élément israélite. Aussi est-il juste de reconnaître que l’action d’Abiméléch, si brutale qu’elle eût été, entraînait un résultat heureux pour la destinée d’Israël. Abiméléch avait confondu dans une extermination aveugle et des Hébreux et des Cananéens ; mais Sichem détruite, c’était une autre page de l’histoire de cette capitale qui commencerait avec sa prochaine reconstruction. Dans la nouvelle Sichem, les souvenirs qui remontaient à Josué et à l’ère héroïque et pieuse de la conquête renoueraient facilement leur trame un instant brisée ; la tradition cananéenne du clan fameux des Benè-Hamôr y était rompue pour toujours. C’est ainsi que l’œuvre de l’occupation par Israël de la Terre promise, qu’accomplissaient laborieusement des mains plus pures, était parfois rapidement avancée par des mains sanglantes.

5. Jephté, Jud., x, 6-xii, 7, essaya lui aussi d’établir un principat monarchique dans le pays de Galaad, à l’est du Jourdain. Banni et chef de bande, Jephté fut sollicité par les cheikhs du Galaad, que menaçaient les Benè-Ammôn, de prendre la direction de leurs troupes. Il n’accepta qu’à la condition de devenir « prince ». Il remporta une victoire complète, mais elle lui coûta sa fille unique, qu’il sacrifia en holocauste à Jahvé, en exécution d’un vœu imprudent.